Directeur artistique pour la presse de style (« Numéro », puis « Paradis » et « System ») et l’univers du luxe (YSL Parfums, McQueen ou Cartier), Thomas Lenthal aime à publier avec une certaine assiduité les images de Juergen Teller. Nous lui avons demandé pourquoi.
Propos recueillis par Zoé Aubry, Clément Lambelet et Vincent Sauvaire
Bachelor Photographie et Design Graphique
Images de Juergen Teller, réinterprétées par Zoé Aubry
Bachelor Photographie
OfflineQu’est-ce qui vous a amené à publier Juergen Teller dans Paradis puis System ?
T. LenthalJe pense qu’il est très unique dans sa manière d’aborder la photographie commerciale, qu’elle soit pour les magazines ou pour la publicité – dans ce sens qu’il est probablement pour moi le seul qui se lance dans chaque projet sans idée préconçue sur la chose, mais plutôt avec une certaine curiosité. […] Juergen Teller est quelqu’un qui photographie pour garder des souvenirs de la vie. Pour lui, son travail c’est de faire en sorte que la vie advienne d’une manière intéressante, et qu’il puisse l’enregistrer au travers du procédé photographique.
OfflineD’une certaine manière, c’est rassurant pour vous et vos lecteurs…
T. LenthalC’est reconnaissable, c’est un label. Si je prends le cas de System, effectivement, il y a en surface quelque chose de reconnaissable qui signe le magazine. Parce qu’il ne fait pas beaucoup de couvertures Juergen, donc je suis content qu’il le fasse pour nous. À partir de là, on étale un langage propre au magazine et ça m’est utile.
OfflineMais est-ce que ce label « Juergen Teller » ne serait pas devenu tout aussi important que les images qu’il produit ?
T. LenthalBah oui ! Mais c’est pareil pour tout le monde. A un moment, 80 % des gens qui vont voir un film de Jean-Luc Godard ne voient pas le film. Ils se disent : ah, je suis allé voir un film de Jean-Luc Godard, donc je suis moins con que les autres. Il y a un conformisme social qui rentre dans la consommation de tout : que ce soit de la nourriture, de l’art ou, je ne sais pas, le cul et le cinéma qui… Mais c’est vrai de tout, ce n’est pas propre à Juergen Teller.
OfflineEt pour System, ça produit une rentabilité d’avoir Juergen Teller en couverture ?
T. LenthalCe n’est pas une rentabilité, c’est une légitimité. Parce qu’en réalité… l’establishment contemporain de la mode a beaucoup de respect pour ce personnage, qui finalement a une trajectoire très libre par rapport à ce monde-là. Il a réussi à ne pas se faire enfermer par ce système, qui est compliqué à gérer pour beaucoup de gens… Je parle de ceux qui ont pu être de bons artistes à un moment et qui finissent par se faire engloutir par lui. C’est une danse compliquée la danse avec la mode.
OfflineMais, du coup, si vous avez tant d’atomes crochus et que vous travaillez ensemble depuis tant d’années, au fil du temps, avez-vous vu une évolution dans sa photographie ?
T. LenthalMmm… ce n’est pas une question que je me suis posée. Je vais vous dire un truc : j’ai le sentiment que les bons artistes, finalement, sont à leur point de fusion assez tôt. Un bon artiste c’est toujours un enfant qui regarde le monde. Et cet enfant-là ne va jamais changer.
On sait bien que la plupart des photographes de mode se nourrissent de photographies de mode. Et pas Juergen, c’est le seul mec au monde qui regarde ses propres photos s’il a envie d’une référence.
OfflineEn quoi est-ce singulier de travailler avec Juergen Teller ?
T. LenthalIl y a un autre plaisir à travailler avec d’autres photographes. On voit leurs images et on se dit : ah, c’est chouette, c’est vraiment joli, c’est bien, c’est bien vu, l’image est belle, c’est plaisant à l’œil… Mais bon ! Il manque toujours ce côté où, quand une image de Juergen arrive, au début, on ne sait pas trop quoi en penser ; puis on la regarde, on essaye de l’apprivoiser… C’est toujours frais ! C’est neuf ! C’est vivant, ça n’a jamais existé. […] On sait bien que la plupart des photographes de mode se nourrissent de photographies de mode. Et pas Juergen, c’est le seul mec au monde qui regarde ses propres photos s’il a envie d’une référence ; c’est pas pareil.
OfflineMais, par exemple, pour le portrait de Nicolas Ghesquière dans System avec quinze photos similaires, pourquoi avoir choisi de garder cette séquence ?
T. LenthalPourquoi avoir fait la répétition ? Parce que tout d’un coup, c’est un commentaire sur l’art du portrait, un commentaire très révélateur sur la personne qui est portraiturée. C’est-à-dire que, finalement, dans ce contexte du portrait de Ghesquière, on voit bien qu’il est – comment dirais-je – maître de son portrait. Et on s’en rend compte au travers de la publication de ces « plus que quatre images ». Je crois qu’il y avait huit ou dix clichés quasiment identiques [quinze en réalité, ndlr]. Je trouve que c’est une mise en abyme très intéressante sur le portrait, où Ghesquière regarde toujours un peu de la même façon ; il gère son image. Voilà, après, c’est une interprétation. […] Quand je regarde les portraits de Juergen Teller, ses nus ou ses photos de mode, j’en sais plus long sur le personnage qu’il est en train de montrer que quand je regarde une photo d’un de ses confrères dans les magazines réputés. […] Ils ont souvent l’air un peu con – parce qu’on voit tout de suite que ce sont de petits faiseurs ! C’est la différence entre des artisans et un grand artiste.
OfflineEt si Juergen Teller n’est pas disponible pour le prochain System, ou si, dans quelques années, il arrête… Lui voyez-vous des héritiers ?
T. LenthalBen, il n’y a pas d’héritier de ça. Il faudra trouver d’autres… Non, faudra réfléchir, j’avoue que je ne suis pas… Je travaille pas au Pentagone ni dans une société d’assurance, donc je n’ai pas, heureusement, besoin d’élaborer des plans et des scenarii, je ne suis pas paranoïaque à ce point. Donc je ne sais pas, « le jour où », s’il arrête, eh bien, faudra que je trouve une autre solution. Bon voilà, ce sera… ce sera déplaisant.
OfflineAu fait, avant de devenir ce directeur artistique réputé, quelle formation avez-vous suivie ?
T. LenthalJ’ai fait une école qui était un peu comme l’ECAL, en moins bien mais parce que c’était à Paris (Rires). Ça s’appelait l’ESAG, on apprenait vraiment à dessiner et à faire des tirages photo un peu propres, mais j’ai quand même eu des bons profs là-bas. J’ai eu un Suisse, Peter Knapp, et un Polonais qui s’appelait Roman Cieslewicz. Roman était un monstre alcoolique et tourmenté. Il était complètement cinglé et d’une très grande culture. C’était un très bon artiste. Voilà. Donc c’était ma formation.
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