Pourquoi une revue ?
Parce que la création génère de la pensée, stimule l’esprit, encourage la critique et que la revue est le lieu rendant accessible le débat qui accompagne la construction de toute œuvre.
L’ECAL est une place où l’on vient apprendre un savoir-faire mais c’est aussi un espace d’échange où des artistes et des intellectuels de renommée internationale viennent partager aussi bien leurs interrogations que leurs connaissances. Ils amènent nos étudiants à se questionner sur leur pratique tout au long de leur cursus et ces réflexions alimentent leurs mémoires de diplôme qui sont souvent de véritables réservoirs d’idées sur l’art et le design contemporain.
Après la publication des mémoires de Master dans la collection Diversions éditée par l’ECAL, des étudiants de Bachelor et quelques-uns de leurs professeurs ont réalisé ce premier numéro de la revue Offline pour partager, à leur tour, leurs réflexions avec un large public. « Débranché », déconnecté momentanément de l’urgence de produire afin de pouvoir lever le nez du guidon et contempler le chemin parcouru, Offline vous proposera, deux fois par an, une sélection critique de ce qui a été fait, de ce qui a été dit, de ce qui a ému, amusé ou surpris, l’espace d’un semestre à l’ECAL.
Les voyages forment la jeunesse, dit-on. C’est une réalité, en tout cas, pour nombre de nos étudiants, qui viennent parfois de loin pour se former à l’ECAL auprès de professeurs et d’intervenants qui, eux aussi, arrivent de tous horizons pour partager leur savoir.
La dimension internationale de l’ECAL a un impact fort sur le parcours de nos étudiants, qui sont nombreux, une fois le diplôme en poche, à aller voir ailleurs s’ils y sont. Notamment à Londres, où l’effervescence dans le monde du design offre des opportunités aux plus jeunes de se frotter aux réalités de la commande pour faire leurs preuves et démarrer leur carrière professionnelle.
Mais si nous cultivons le goût du voyage, dont Offline se fait l’écho en montrant les pépites ramenées par nos étudiants de Séoul et de Buenos Aires, c’est moins par désir d’exotisme que pour cultiver l’énergie particulière que procurent la découverte et l’étonnement face à la différence.
Et aussi parce qu’en dépit d’une actualité qui semble favoriser le repli sur soi, la production artistique contemporaine s’évalue à l’échelle planétaire, et que l’ouverture au monde est plus que jamais indispensable à la formation des jeunes créateurs.
Entreprendre n’est pas l’enfance de l’art et se lever tôt ne suffit pas à se construire un avenir. Il faut de la conviction, de la hardiesse et de la suite dans les idées, des qualités dont nos étudiants, par bonheur, ne sont pas dépourvus. En dépit de la complexité du monde de l’art et du design, des risques à prendre et de l’engagement nécessaire pour y trouver sa place, ils mettent le pied à l’étrier dès que possible, à l’image de nos étudiants en Arts Visuels qui sont nombreux à ouvrir des artist-run spaces à la programmation ambitieuse. Occupant des murs plutôt que de se murer, ils conçoivent une idée de la galerie qui leur est propre. Un lieu où l’art n’est pas seul à tenir une place importante, un lieu où la rencontre, l’échange, le partage de savoirs et d’expériences sont aussi déterminants, un lieu où –alors qu’ils sont encore en formation– ils construisent déjà le paysage artistique de demain. Cette vitalité est la juste récompense du dynamisme de l’ECAL et le fruit d’une belle complicité entre nos étudiants et une équipe de professeurs engagés sur le terrain professionnel, dont Offline vous propose de découvrir les travaux récents.
Le cosmopolitisme est une des composantes essentielles de la Suisse et nous en sommes fiers. Les conversations polyglottes qui résonnent dans les couloirs de l’ECAL sont le fruit d’une diversité des cultures qui fait écho à la variété des disciplines enseignées. Cette mixité génère des rencontres et des confrontations qui interrogent autant qu’elles nourrissent. Elle donne le goût de la découverte et stimule l’envie d’explorer des territoires peu familiers, qu’ils soient linguistiques ou qu’ils relèvent de compétences et de savoir-faire différents. Sortir de sa zone de confort est toujours un défi et nombre d’artistes contemporains aiment le relever. A l’exemple de Maxime Büchi, graphiste vaudois qui explore les possibilités plastiques du tatouage à Londres, et de Pierre Bismuth, artiste parisien qui fait son cinéma dans l’ouest américain. Dans la même veine, Offline est allé chercher à Zurich ses Ecaliens, professeurs et anciens étudiants, qui participent du dynamisme artistique de la ville et contribuent à rendre poreux le Röstigraben, cette frontière virtuelle qui sépare la Romandie des cantons alémaniques. Tous ont décidé, un jour, de faire le mur, non seulement parce que l’herbe est toujours plus verte ailleurs, mais aussi parce qu’en art les limites n’ont qu’une seule qualité, celle d’être franchies.
Si le caractère intrusif de l’Internet inquiète, force est de constater que cela donne aux artistes et aux designers des moyens simples et efficaces pour faire connaître leurs idées et leurs réalisations tout en leur offrant des terrains d’expérimentation inédits. Offline s’est donc penché sur les différentes façons grâce auxquelles le digital s’est invité dans les processus créatifs. Que ce soient des designers industriels qui se constituent une clientèle personnelle en commercialisant leur production par l’intermédiaire de leur e-shop, que ce soit un designer graphique qui construit sa place sur le marché par l’intermédiaire d’un blog, ou que ce soit un galeriste renommé qui touche un public averti en soignant ses images, tous exploitent avec énergie les possibilités offertes par l’hyper connexion, en partageant l’idée qu’en termes de communication, on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
On ne saurait cependant oublier que les artistes n’ont pas attendu Internet pour communiquer avec le monde entier, à l’instar de Pierre Keller, qui a parcouru le globe sans relâche pour faire connaître notre école, et qu’en matière d’art, le propre de la technologie est de se mettre au service de la créativité, pas le contraire. En l’occurrence, celle que l’on cultive avec passion à l’ECAL est une force pour appréhender les mutations profondes générées par la connexion permanente.
Les technologies liées à l’intelligence artificielle progressent à la même vitesse que la crainte de les voir un jour échapper à notre contrôle. Si le machine Learning, qui confère à l’ordinateur une certaine autonomie dans l’apprentissage, semble sorti d’un récit d’anticipation, l’usage potentiellement malveillant des données privées, stockées par les réseaux sociaux, a des relents de dystopie qu’on préférerait voir rester à l’état de fiction. Cette crainte n’est pas nouvelle, Hal 9000 a déjà̀ 50 ans, les romans d’Orwell ou de Bradbury encore plus. On ne pourra pas dire qu’on n’était pas prévenu.
L’art et le design n’échappent pas au débat. Stimulée par une prise de conscience de la place et du rôle de l’artiste au sein des mutations sociétales engendrées par la révolution numérique, l’exposition « Augmented Photography » documente les pistes formelles inédites explorées par la photographie contemporaine. Elle questionne les possibilités et les limites de l’image digitale, discute de la place de l’artiste dans le torrent de clichés amateurs et mesure la tension entre les incertitudes et les possibilités créatives générées par les nouvelles technologies. Ces réflexions foisonnantes laissent penser qu’à l’instar de Dunne & Raby, les artistes semblent avoir retrouvé́ une verve critique restée assoupie trop longtemps et c’est plutôt une bonne nouvelle.
Quelle place donner à l’histoire des formes dans une production contemporaine obnubilée par l’innovation ? Le rapport à l’histoire, même récente, est toujours problématique tant sa lecture est l’objet de projections, d’interprétations abusives, de réécritures, de fantasmes et d’omissions, conscientes ou non, y compris de la part de celles et ceux qui l’ont faite. Etablir une généalogie des formes est donc une aventure périlleuse et les occasions d’aller à la source ne sont pas nécessairement fréquentes. Aussi n’avons-nous pas boudé notre plaisir d’écouter Beatrice Trueblood et Eduardo Terrazas nous raconter les conditions de production de la plus extraordinaire identité graphique de l’histoire des jeux Olympiques. Inspirés de motifs aztèques, leurs travaux pour les jeux de Mexico résonnent avec ceux de Peter Saville, qui puise dans l’art abstrait et la culture populaire pour élaborer des pochettes de disque devenues aujourd’hui iconiques. Le temps d’une conférence, Peter Saville est revenu sur quelques-unes de ses plus belles campagnes pour évoquer une époque prolifique où l’innovation passait par un savant mélange de connaissance et d’expérimentation. L’intérêt toujours vif que suscitent les travaux de Saville, de Trueblood et de Terrazas, démontre que la Post-modernité n’est pas tout à fait vaincue et c’est plutôt réconfortant.
Si distinguer, différencier, classer, hiérarchiser sont des pratiques qui caractérisent le savoir, la découverte, elle, n’est possible que par le voyage, l’expédition et l’exploration. C’est pour cette raison que les artistes et les designers préfèrent l’invention à la connaissance, l’expérimentation à l’acquis, même si l’un n’empêche pas l’autre.
La division du travail, qui a engendré une spécialisation des compétences, a permis à la civilisation industrielle de produire des objets d’une qualité́ rarement atteinte par l’artisanat. Mais la réduction du spectre de savoir-faire que suppose la spécialisation, en plus de générer de profondes mutations sociales, a entraîné́ aussi un rétrécissement du champ de vision qui n’est pas sans effet sur l’ouverture des esprits, y compris dans le champ de l’art. Aussi, c’est avec plaisir que nous observons les anciens étudiants de l’ECAL s’aventurer au-delà̀ des frontières de leur domaine d’expertise pour marcher sur les plates-bandes voisines.
Leur esprit de conquête est jubilatoire, surtout lorsqu’il s’accommode d’une bonne dose d’humour, non seulement parce qu’il bouscule les habitudes des spécialistes, mais aussi parce qu’il pérennise l’esprit d’aventurier qui caractérise les artistes et les designers. Du moins ceux que nous formons à l’ECAL.
A quelle source les artistes et les designers viennent-ils s’abreuver lorsque l’inspiration s’effrite et que l’énergie que suppose la création s’amenuise ? Offline s’est aventurée hors les murs parce que l’art et le design ne sont pas uniquement des pratiques d’atelier, de galerie ou de musée. Bien heureusement, car même généreux et confortables, ces espaces auront toujours des parois et des cloisons. Et celles-ci ont beau être blanches et bien éclairées, il y a des jours où elles sont perçues comme des obstacles qui empêchent de regarder au loin.
Voir du pays pour contempler et méditer, pour aiguiser le regard et l’esprit, pour retrouver une disponibilité indispensable afin de capter l’unique et le banal, le grandiose et l’infime, le lointain et l’intime. Aujourd’hui plus que jamais, les artistes et les designers ont à montrer aux adeptes de l’isolement et du repli qu’il fait bon aller dehors pour respirer l’air du temps, faire un tour pour croiser du vivant. Se libérer momentanément des carcans qui nous assujettissent, ceux qui nous sont imposés par d’autres, tout comme ceux, plus redoutables, que nous nous imposons à nous-mêmes, voilà qui importe tout autant que de créer.