Nathalie Herschdorfer

Historienne de la photographie, curatrice, conservatrice et directrice du Musée des beaux-arts du Locle, Nathalie Herschdorfer nous livre sa perception de l’évolution de la photo de mode en général et de celle de Juergen Teller en particulier.

Propos recueillis par Zoé Aubry, Clément Lambelet et Vincent Sauvaire
Bachelor Photographie et Design Graphique

Images de Juergen Teller, réinterprétées par Zoé Aubry
Bachelor Photographie

OfflineTout d’abord, en termes de photographie, quel est selon vous le style emblématique de notre époque ?

N. HerschdorferJe pense que la photographie de mode, pour parler de ce domaine précis, prend des directions qui sont en train d’évoluer. Je crois qu’on s’éloigne de cette photo « snapshot », principe qui dure depuis un petit moment maintenant avec des Terry Richardson, des Juergen Teller. C’est une génération qui commence à être âgée aussi, et je n’attends pas d’eux qu’ils fassent autre chose. On observe qu’il y a des nouveaux venus dans la photographie, par exemple quelqu’un comme Daniel Sannwald, qui a une manière très différente de travailler la photo de mode. Ce que je trouve très intéressant chez ces nouveaux acteurs, c’est qu’ils connaissent très bien leur histoire de la photo. Ils ont des références et citent leurs prédécesseurs, comme Juergen Teller, Erwin Blumenfeld… Aujourd’hui, on va vers une photographie de mode beaucoup plus diversifiée – qui va aussi travailler avec les nouveaux médias, Internet, l’image en mouvement… Juergen Teller vient d’une autre génération, il a marqué son époque et la marque vraisemblablement encore puisqu’il rencontre un tel succès. […] Il a développé un langage photographique, s’y tient. Ce style-là, qui est sa marque de fabrique, devient la marque de fabrique de toute une carrière.

OfflineEric Troncy a qualifié Juergen Teller de « photographe de notre temps ».

N. HerschdorferDe notre temps ? Bon, je le considère vraiment comme un photographe d’il y a quinze ou vingt ans. La publicité aime à se reposer sur des styles que le public a dû apprendre à repérer, mais c’est toute l’histoire du business… Et puis il y a des Mario Testino – c’est la même génération en réalité – avec une photographie très posée, très élégante, très sobre… Testino s’ancre dans une histoire de la photo de mode plus classique, plus traditionnelle, qui n’est pas là pour choquer. Mais il y a une autre tradition dans la photo de mode, et ce depuis le début : celle qui est là pour faire bouger les choses, choquer, titiller, aller à l’encontre des critères de beauté, montrer la beauté d’une autre manière. On est à la fois dans un business (la vente de produits de luxe) qui permet de gagner beaucoup d’argent, et en même temps dans la critique de ce business. Et Juergen Teller appartient à cette mouvance-là. Au moment où il a été repéré, il a un peu choqué, aujourd’hui il fait ce qu’on attend de Juergen Teller ; c’est du moins ce que je repère. Je n’ai pas vu son livre, mais tout ce que je vois aujourd’hui dans la presse, c’est sa signature. […] Maintenant, ce que je trouve intéressant, c’est que dans les livres, il montre son travail de publicité et l’intègre comme un projet personnel. En cela, il appartient à cette génération qui a tout mélangé. […] La difficulté de tout créateur est de se renouveler. Cartier-Bresson a fait la même chose toute sa vie. C’est pour cette raison que je le mets plus dans cette ancienne génération. Il a trouvé sa voie…

Je pense que le monde de la mode est un monde très frileux. Lorsque l’on adopte un certain style, on le cultive. Il faut comprendre que c’est un marché, une industrie, des publicitaires et beaucoup d’argent, avec un seul but : vendre.

OfflineMais alors, ce serait l’époque qui aurait évolué et lui qui serait resté dans ce qu’il fait ?

N. HerschdorferJe pense que le monde de la mode est un monde très frileux. Lorsque l’on adopte un certain style, on le cultive. Il faut comprendre que c’est un marché, une industrie, des publicitaires et beaucoup d’argent, avec un seul but : vendre. Des marques, des produits… il faut que les consommateurs consomment. Aujourd’hui, c’est devenu un milieu très conservateur, donc quand on tient une histoire qui marche, on la garde. […] Juergen Teller est venu par une autre route, mais il a été rattrapé par ce système-là.

OfflineN’y a-t-il pas une difficulté pour tous les créateurs, passé le moment où ils se sont trouvés, à se dire : là, je me remets en cause ?

N. HerschdorferOn est effectivement dans une société qui attend toujours de la nouveauté. […] Mais pourquoi pas, si ce style fonctionne, si c’est bien, si c’est intéressant, s’il y a de la réflexion… Prenons l’exemple de quelqu’un de plus jeune que Juergen Teller : Taryn Simon. Elle a un style très reconnaissable, elle a imposé aussi un langage photographique, mais elle a des choses à dire dans le sens où l’on sort de la photo de mode. Elle a un discours qui selon moi fonctionne bien parce que ce n’est pas seulement un style photographique. À la fin, c’est ça la difficulté : qu’est-ce qu’on a envie de dire ? Si on adopte un style au service de ce discours et qu’il fonctionne bien, pourquoi pas. Il n’est pas besoin de révolutionner et d’amener un nouveau type d’image. Ce que j’observe avec Juergen Teller – c’est un point de vue très personnel – c’est qu’il s’est enfermé dans son propre style ; c’est une esthétique et finalement il tourne en rond à l’intérieur. Du coup, en tant qu’historienne de la photographie, ça m’intéresse moins. Même si je peux apprécier Juergen Teller pour ses débuts et comprendre ce qu’il a amené. Il a clairement marqué l’histoire de la photo de mode avec ce style-là.

OfflineDonc, pour vous, il serait davantage publiciste qu’artiste dans sa démarche ?

N. HerschdorferJe pense qu’aujourd’hui c’est le cas. […] Il répond aux demandes du marché, alors qu’il aurait pu venir avec d’autres propositions. Il a eu la force d’imposer son style et de faire en sorte que le marché l’adopte – enfin, ils ne lui ont pas fait changer de style quand il ne correspondait pas aux standards en vigueur. Mais aujourd’hui, en 2015, il fait ça depuis combien… vingt ans ? Je n’ai pas entendu son discours à l’ECAL en février, mais peut-être prend-il ça avec beaucoup d’ironie ou de distance.

OfflineAprès avoir bousculé les codes, pensez-vous que Juergen Teller sera encore signifiant dans cinq ou dix ans ? Aurait-il un successeur pour bousculer les codes actuels ?

N. HerschdorferOui, je le pense. Mais aujourd’hui les codes se bousculent de façons plus variées. Ce que j’observe avec Internet, c’est qu’il y a de nombreuses voies possibles en parallèle, alors qu’auparavant, quand on était uniquement sur des magazines papier, il y en avait moins. Les images de mode qui étaient diffusées l’étaient dans plusieurs titres, et cela représentait un marché plus ou moins limité. Aujourd’hui, l’image se développe de tellement de manières différentes !

OfflineDonc, selon vous, il n’y a pas de postériorité pour un style propre, mais plutôt pour une panoplie…

N. HerschdorferAujourd’hui, je trouve qu’on peut en effet parler de panoplie. Après, à l’intérieur de cette panoplie, des voix vont émerger et marquer leur époque. Je ne sais pas encore lesquelles, mais je pense que la concurrence s’est accrue, avec toutes ces nouvelles imageries. Enfin, on peut faire de la photo de mode sans être dans un grand magazine, sans travailler pour une grande marque, comme Juergen Teller le fait. C’est un marché qui est presque passé. C’est-à-dire qu’aujourd’hui on peut faire de la photo de mode sans budget et la diffuser largement.

OfflineEn somme, vous nous dites que Juergen Teller est plutôt un photographe de mandat, mais on le cite pourtant fréquemment comme artiste.

N. HerschdorferTout le monde le connaît pour ses photos de mode, donc il publie, il est payé pour shooter des publicités et pour être publié dans les magazines. Ce qui s’est passé depuis quelques années, je pense une quinzaine, c’est que la photo de mode a été récupérée pour être exposée dans les musées et les galeries. Donc lui fait partie de cette génération qui s’est retrouvée à avoir une double carrière. Il édite des livres constitués d’un travail éditorial – donc pour lequel il a été payé –, mais présentés à titre de travail personnel.

La photo de mode est devenue quelque chose qu’on peut montrer comme une production personnelle.

OfflineDu coup, ça serait davantage la génération qui a induit cette panoplie d’opportunités pour présenter son travail ?

N. HerschdorferVoilà, et la photo de mode est devenue quelque chose qu’on peut montrer comme une production personnelle. Aujourd’hui, on ne fait plus la distinction entre : ça, c’est le travail que je fais tout seul, personnel, qui est mon œuvre d’artiste, et là, mon travail de commande. Tant mieux que ce mélange ait eu lieu, mais les codes sont brouillés et Teller a joué, surfé sur ces deux lignes, c’est-à-dire qu’il a pu avoir une carrière d’artiste en parallèle. […] D’ailleurs, si vous prenez le cas de Viviane Sassen, quelqu’un que je placerais dans cette nouvelle génération, elle ne fait plus du tout de distinction entre ce qui relève du travail personnel et ce qui est de la commande.

OfflineMais en tant que curatrice, vous voyez davantage cette limite entre commande et art ?

N. HerschdorferJe trouve intéressant qu’aujourd’hui tout se brouille. Maintenant, il y a aussi un phénomène qui est lié au musée – parce que c’est très bien d’avoir un Mario Testino, ça amène un très large public. L’exposition Jean Paul Gaultier actuellement au Grand Palais occasionne des files d’attente très longues. La mode est devenue un sujet réellement à la mode ! Ça attire tellement le public que les musées et les galeries s’y sont mis. Phénomène également perceptible dans les maisons de ventes aux enchères, qui ont commencé à accepter la photo de mode. Auparavant, ce n’était pas dans un contexte d’exposition qu’on pouvait l’apprécier, mais dans un magazine… que l’on jetait ensuite.

OfflineDernière question, vous êtes actuellement conservatrice au Musée des beaux-arts du Locle, après avoir été curatrice indépendante. Quelle a été votre formation ?

N. HerschdorferJ’ai étudié l’histoire de l’art, avec une spécialité en photographie. Mais avant d’être indépendante, j’ai été conservatrice, responsable des expositions au musée de l’Élysée pendant douze ans. Je suis arrivée avec un début de spécialisation, et les douze années m’ont laissée sur cette voie de la photographie.

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