Sophie Nys

L’atelier de Sophie Nys se trouve à la Rote Fabrik, le bâtiment culte des années 1980 et de la génération punk à Zurich. L’artiste, qui est née en 1974 à Anvers, a fait une grande partie de son parcours artistique en Belgique, mais vit et travaille depuis cinq ans à Zurich. Elle est intervenue dans plusieurs écoles d’art, dont l’ECAL.

Propos recueillis par Anouk Tschanz
Bachelor Arts Visuels

Portraits d’Hugo Plagnard
Bachelor Photographie

Dans le travail de Sophie Nys, ce sont souvent des thèmes sombres et violents de l’histoire qui sont convoqués au présent. Des témoins de l’histoire oubliés par l’historiographie, des figures majeures de la philosophie ou de l’architecture qui se confrontent à des questions formelles ou conceptuelles de l’histoire de l’art, le tout avec un humour sec. L’esthétique de ses pièces (sculpture, photographie, film, livre) fait référence à la beauté sobre de l’art minimal, mais – de son propre aveu – son intérêt est sombre. On pourrait dire que son travail recontextualise l’histoire de l’art sous l’angle de la guerre, de la faim ou de la consommation de masse. Avec des interventions (toujours) minimales, elle transforme des objets du quotidien et les questionne, ouvre un espace pour la créativité, la pensée et la résistance.

Quand elle nous accueille dans son espace, on est invité à s’asseoir sur les chaises pliantes qui ont fait partie d’une exposition qu’elle a réalisée en 2015 au BINZ39 – où elle était en résidence. Sitzen ist das neue Rauchen, qu’on pourrait traduire par « s’asseoir est le nouvel acte de fumer », était le titre du projet, qui consistait en une édition (à 500 exemplaires) présentée sur une étagère entre deux espaces vides et des chaises pliantes sur lesquelles les visiteurs pouvaient s’asseoir, pour feuilleter et même emporter le livre. Le titre renvoie à ce manque d’exercice dont chacun fait l’expérience chaque jour : le fait d’être trop assis. L’édition présente des vues non spectaculaires de l’exposition solo de Haim Steinbach à la Kunsthalle de Zurich en 2014. Ce sont des images parfois très similaires prises du point de vue assis du gardien. A cette époque, Sophie Nys travaillait à la Kunsthalle et menait des recherches sur les manufactures de textile au dix-neuvième siècle pour une exposition au CRAC Alsace. Les ouvriers y étaient le plus souvent debout dix-huit heures par jour, leur situation était épouvantable et ils étaient mal payés… quand le job du gardien est aujourd’hui de s’asseoir – ce qui est mauvais pour la santé et (aussi) mal payé. Avec ce travail, elle relance la question de l’exposition du vide, de la position active (ou passive) du spectateur ou encore celle de la possession d’une œuvre. « On pouvait acheter l’idée de cette pièce, recevoir une nouvelle édition avec un autre sujet sur X exemplaires avec une étagère intégrée dans l’architecture. Je trouve l’idée qu’un collectionneur investisse son argent dans quelque chose qu’il ne peut pas contrôler très intéressante », nous dit-elle.

OfflineQue dire de l’ambiance ici, maintenant, à la Rote Fabrik, où tu as ton atelier ? Ce lieu était quasi culte pour le punk en Suisse dans les années 1980…

S. NysJ’ai l’impression qu’on assiste à un grand renouvellement. De plus en plus d’artistes actifs dans le monde de l’art travaillent ici, surtout de ma génération, qui ont entre 35 et 45 ans. Le bâtiment est très grand et c’est devenu un campus avec des ateliers, une salle de concert, des restaurants, un théâtre, une crèche et un espace d’exposition, la Shedhalle. Ça bouge beaucoup maintenant !

OfflineQue penses-tu de la scène artistique en Suisse ?

S. NysIl y a beaucoup de subventions pour les artistes, sous forme de bourse ou de résidence. C’est un avantage, mais en même temps, ça ne stimule pas forcément ; il y a moins de challenge et de problèmes auxquels on pourrait être confronté. Si tout est facile, on devient plus apaisé et on perd le réflexe de trouver des solutions avec moins de moyens. Dans les années 1980 aux Pays-Bas, c’était un peu comme ça. J’étais témoin de ça, car en Belgique, on n’avait pas autant de subventions, mais finalement plus d’artistes y ont mieux réussi qu’en Hollande ! En même temps, il y a aussi une tradition en Suisse qui veut que l’on travaille plus avec des matériaux pauvres et de récupération, voyez Fischli & Weiss ou Thomas Hirschhorn. Bon, maintenant, Hirschhorn est aussi très critiqué parce qu’il se trouve dans un circuit super économique… Mais, bon, ce n’est pas de sa faute !

Il y a des scènes fortes en Suisse, et surtout à Zurich, mais qui sont assez hermétiques. Si tu ne fais pas partie de ces scènes, c’est très difficile d’y entrer.

OfflineQue dirais-tu du milieu de l’art à Zurich en ce moment ?

S. NysIl y a des scènes fortes en Suisse, et surtout à Zurich, mais qui sont assez hermétiques. Si tu ne fais pas partie de ces scènes, c’est très difficile d’y entrer. De même que la ville gère de grandes collections qui peuvent avoir une grande influence. En Belgique, ce n’est pas pareil ; si des scènes existent, elles ne sont pas si exclusives. Je pense que c’est un point faible pour Zurich et la scène de l’art contemporain ; il y a de plus en plus d’artistes et, avec une grande école comme la ZHdK, beaucoup d’étudiants diplômés doivent ensuite trouver des espaces pour travailler, qui sont rares et chers. Moi, je suis contente ici, j’ai beaucoup de choses à faire, mais je n’ai pas vraiment les deux pieds à Zurich. Ce n’est pas si facile de s’installer ici, c’est très petit et tu connais vite tout. Beaucoup d’artistes suisses sont partis vivre à Berlin quand leur travail a commencé à bien marcher. Ils quittent le pays parce que la Suisse n’est pas forcément le pays le plus inspirant, à cause du confort et de l’isolation.

OfflineL’hermétisme helvétique ?

S. NysC’est à la fois très international… mais tu es quand même un peu enfermé entre le lac et les montagnes (Rires). Je pense que c’est très important de voyager, surtout si tu es jeune et que tu vis dans un petit pays où il y a tellement d’argent… Il faut sortir. Pas fuir, mais sortir et revenir.

OfflineQue penses-tu du projet 89plus et de leur exposition à la LUMA Foundation, ou de l’art « post-Internet » ?

S. NysJe trouve ça intéressant et étrange. C’est à la fois très spécifique et, en même temps, tous ces travaux auraient pu être faits par tout le monde. Je pense que les jeunes artistes sont très influencés par Internet. C’est plus difficile d’éviter de travailler dans un certain style « high-tech ». La beauté a une autre définition que pour notre génération. C’est presque : si c’est moche, c’est bien. Ça peut aussi être déprimant parce que, même si les artistes sont sérieux, on sent parfois une dose de je-m’en-foutisme. Le langage est très proche de notre quotidien et on a l’impression que tout peut être « art ».

Le livre fait par l’artiste parle beaucoup plus de son travail que le catalogue. J’aime que mon travail se disperse sous la forme d’un livre d’artiste et pas en portfolio.

OfflineL’édition et ce qu’on appelle « printed matter », c’est un élément important dans ta pratique. Quand j’ai fait des recherches sur ton travail, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de catalogue qui documentait tes expositions. Pourquoi ? Et alors, quel est le statut de tes publications qui accompagnent tes expositions ?

S. NysJ’ai une maison d’édition qui aimerait faire un catalogue sur mon travail, mais je n’en ai pas envie. Je trouve qu’il y a tellement de catalogues – et c’est tellement rare que j’en achète un… j’achète plutôt des livres d’artiste. Le livre fait par l’artiste parle beaucoup plus de son travail que le catalogue. J’aime que mon travail se disperse sous la forme d’un livre d’artiste et pas en portfolio. L’édition, c’est quelque chose qui fait vraiment partie de ma pratique, le livre d’artiste est un élément complémentaire de l’exposition et en même temps une pièce autonome. L’année passée, j’ai fait quatre éditions, ce qui est beaucoup ! J’ai fait aussi plusieurs séries de diapositives, j’adore ça parce que c’est comme un livre. Page après page. C’est aussi très proche du cinéma. C’est une forme qui me fascine beaucoup, mais c’est devenu tellement cher et compliqué que j’ai arrêté ; je suis assez pragmatique, je n’aime pas quand ça devient compliqué. C’est pour ça que je trouve que le livre est quelque chose de fantastique ; ça ne doit pas être très cher, léger, et ça peut être diffusé.

OfflineQuelle est la chose la plus importante que tu aies retirée du temps passé à l’école ?

S. NysA l’école, il y a les professeurs et les étudiants. Finalement, ce sont les étudiants qui ont beaucoup de pouvoir – pas au sens classique, mais ils possèdent une énergie, développent un échange horizontal et en fait c’est beaucoup plus important que l’échange hiérarchique. Parce que, pour chaque classe qui passe son diplôme, la relation avec l’école et les professeurs est, disons, « terminée », mais les étudiants diplômés continuent à chercher une place dans l’art contemporain. Il y a des scènes qui se constituent à l’école. C’est important d’en être déjà conscient et de, très tôt, commencer à développer un échange et un vocabulaire. Et j’adore la coïncidence qui fait que les gens tombent ensemble dans une classe.

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