Pierre Doze

Entre la fin d’un cours et un train à prendre, Pierre Doze nous livre son regard de théoricien sur l’émergence des e-shops dans le design.

Propos recueillis par Sélène Lepoutre et Charlotte Piau
Bachelor Design Industriel

Illustration de Théo Barraud
Bachelor Design Graphique

OfflineQue change l’arrivée des e-shops dans le paysage du design ?

P. DozeQuand Internet arrive, au milieu des années 1990, se pose très vite la question de ce qu’on pourra y vendre, parmi ce qu’autrefois on vendait sur catalogue. On y retrouve les mêmes interrogations : je ne connais pas l’objet, j’ai du mal à imaginer son poids, son volume, etc. mais persiste l’argument du snobisme : je me laisse tenter parce que l’objet est signé par quelqu’un. Ce serait intéressant de disposer d’éléments statistiques sur qui vend quoi, ce qui se vend aisément ou difficilement, et ce qui nécessite des aménagements spécifiques pour le rendre vendable. Pour faire simple : il est effectivement possible de vendre, mais pas n’importe quoi ; des choses dont on a déjà une notion d’échelle, que l’on a déjà utilisées et qui n’impliquent pas un investissement trop important.

OfflineLe fait que le designer produise sur commande modifie-t-il son statut vers celui d’artisan ?

P. DozeLa dimension de l’artisanat c’est une dimension autre, c’est une forme d’érudition, de maîtrise. Vous avez un métier dont vous possédez tous les ingrédients et que vous allez répéter à l’infini, ce qui fait de vous, sur ce terrain, quelqu’un de plus ou moins compétent. Et vous faites toujours la même chose, tel un menuisier, un charpentier…

Ce qui va distinguer le menuisier du designer c’est que ce dernier, presque par principe, renouvelle ses modèles. Mais l’ambiguïté artisan/designer, on peut la retrouver dans la disparition des filtres : les intermédiaires et les interlocuteurs successifs. Autrement dit, dans la relation avec l’industriel, le distributeur ou le vendeur, on rencontre des obstacles, des exigences qui permettent idéalement de parvenir à une qualité de produit distincte. Aujourd’hui, avec l’apparition de nouveaux procédés techniques – disons l’imprimante 3D et de nouveaux matériaux – doublée d’un phénomène de mode autant qu’économique, l’idée d’un designer qui fabriquerait lui-même des petites séries est devenue légitime et fait partie du paysage.

Il est très rare que le designer soit livré à lui-même… sauf bizarrement dans les écoles, où on est très souvent face à soi-même, mis à part au moment de la présentation du projet.

OfflineIl gagne en autonomie, mais son processus de travail devient plus solitaire ?

P. DozeJusqu’ici, le designer avait besoin d’interlocuteurs divers, de rencontrer des avis qui n’étaient pas uniquement le sien. Il est très rare que le designer soit livré à lui-même… sauf bizarrement dans les écoles, où on est très souvent face à soi-même, mis à part au moment de la présentation du projet. Professionnellement, on est sans arrêt dans le dialogue, la confrontation et les réseaux de contraintes.

OfflinePensez-vous que l’absence d’intermédiaire fasse évoluer le regard du designer face à sa production ?

P. DozeParmi les interlocuteurs, la variété des clients est infinie et le regard qu’ils vont porter sur l’objet l’est également. Il faudrait des statistiques pour identifier des profils. Mais ce qui vous apporte vraiment c’est le regard de vos pairs, ceux qui font le même métier que vous, des professionnels ou des personnalités dont vous estimez le regard.

OfflineLes e-shops ne sont qu’un moyen de communication supplémentaire ?

P. DozeJe pense que c’est là parce que c’est possible. Pourquoi ne pas exploiter une possibilité ? En revanche, je crois qu’il y a des caractéristiques assez spécifiques : l’identification du produit, son prix, le degré de notoriété du designer… Moins vous êtes connu et plus ce que vous faites va devoir être identifié – impliquer peut-être une dépense moindre ou développer des qualités de séduction irrésistibles.

Pour le collectionneur, la manière dont l’objet va être acquis, l’histoire qui mène à cet objet, est aussi importante que l’acquisition elle-même.

OfflineCela change-t-il le regard du collectionneur sur l’objet ?

P. DozeEffectivement, assez vite le voyage devient aussi intéressant que le point d’arrivée. C’est-à-dire que pour le collectionneur, la manière dont l’objet va être acquis, l’histoire qui mène à cet objet en plus de celle de l’objet lui-même, est aussi importante et parfois davantage que l’acquisition elle-même. Certains sont à ce point devenus des collectionneurs professionnels qu’ils ont besoin de ces histoires, de ces rebondissements et de ces acrobaties. Alors, s’il suffit de tapoter trois touches, il y a une certaine banalisation… même si on parle d’un profil de collectionneur à tendance légèrement pathologique.

OfflineEt pour l’acheteur qui n’est pas collectionneur ?

P. DozePour les autres, ça ne fait pas de grande différence, surtout quand on connaît les objets. On sait que ce sont de très petites séries, car y compris celles produites par des labels internationalement connus, les pièces ne sont pas numérotées, mais pourraient quasiment l’être. Parce que ça reste un marché de niche, avec des produits très chers et qui ne correspondent pas à un besoin essentiel ou urgent, mais plutôt à une fantaisie, un snobisme ou un luxe. Je pense que ce mode de vente, comme la vente sur catalogue avant Internet, profite à des produits immédiatement identifiables, à des produits de marque, signés, archétypaux. Que ce soient des originaux ou des copies, ça profite d’ailleurs aux copies, car vous ne voyez pas la qualité des chromes, des cuirs, des coutures… vous voyez la silhouette et c’est la même. Sauf le prix, qui est 50 fois inférieur.

OfflineTous les designers n’ont cependant pas d’e-shop…

P. DozeJe pense que certains se refusent par principe à pratiquer. Il y a quand même une dimension de boutique un peu honteuse. Boutiquier, on en revient à quelque chose d’assez banalement marchand. Même si nos activités ne sont pas autre chose qu’un service contre une rémunération, le fait de jouer à la marchande…

Wallpaper, ce sont les premiers à avoir fabriqué des shootings de meubles comme on faisait des shootings de mode.

OfflineLes visuels du site et du e-shop sont différents. Ça change le propos ?

P. DozeOui, bien sûr. Il y a un propos de boutique, de vente, une vitrine, et un propos de magazine de mode. Si on usait du vocabulaire psychanalytique, on dirait que c’est tout le travail d’un investissement, d’une habitation de l’objet, on le remplit, on l’irradie, on lui fait dire quelque chose ; la galerie fait ce boulot, elle ne fait que ça, faire en sorte que l’objet soit incarné, qu’il traduise un aspect qu’ils veulent souligner. Regardez ce qui a été fait par le magazine Wallpaper, ce sont les premiers à avoir utilisé les logiques de la mode dans le monde du design. Ils ont fabriqué des shootings de meubles comme on faisait des shootings de mode ; ils ont ajouté de l’humain là où autrefois il n’y en avait pas. Avant, les magazines d’architecture, de design, c’était le produit et il était flottant.

OfflineLe designer gagne-t-il en pouvoir sur l’image de son travail grâce aux nouveaux médias ?

P. DozeIl a effectivement un pouvoir beaucoup plus grand parce que vous êtes tous devenus des émetteurs d’images. Mais la limite est précisément là : vous êtes TOUS émetteurs, même s’il faudrait apporter des nuances, la taille du haut-parleur, la qualité de la voix, la plastique… mais dès lors que tout le monde est devenu très grand et parle très fort, c’est devenu inaudible. Enfin, côté récepteur, certains sont capables de discerner, de faire le tri, mais il y a aussi tous ceux qui manquent de clefs et de repères pour évaluer ce qu’ils voient ou lisent.

OfflineL’e-shop permet-il au designer de faire des distinctions parmi ses productions ?

P. DozeVous n’avez pas besoin d’un e-shop pour ça, vous avez déjà le site, qui permet une lecture chronologique, thématique ou typologique de tous vos projets. Et, de surcroît, vous maîtrisez complètement le périmètre, c’est-à-dire que vous pouvez écarter les projets que vous n’aimez pas, ceux qui ne se sont pas vendus, ceux qui étaient honteux…

OfflineLe fait de devoir véhiculer des images pour le Net et les réseaux sociaux, pensez-vous que ça change la manière de travailler du designer ?

P. DozeSur le plan privé, cette démonstration permanente, cette communication incessante sur ce que vous faites, ce que vous allez faire, avec qui, pourquoi… a probablement des effets, ne serait-ce que par contraste avec ce que vous faites vraiment ; ce mensonge est assez constant parce qu’on entretient une propagande absolument démente sur ce qu’on voudrait être, ce à quoi on voudrait ressembler par rapport à ce qu’on est véritablement. Donc, même chose pour le designer, qui a des envies et des talents plus grands que les autres sur ces terrains-là. Mais il y a infiniment plus de designers qui sont portés sur la discrétion, le silence, et qui n’ont pas envie de jouer à ça, qui n’ont pas envie de produire tous les jours du tweet…

Pour le dire autrement, je pense que tout le monde n’est pas égal devant ces dimensions de l’autopromotion, dans le goût, le talent que l’on peut avoir pour ça. La nécessité de le faire paraît à peu près impérieuse, impossible à éviter, à moins d’être doué d’un talent absolument bouleversant. C’est un nouveau problème.

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