Nicolas Barradeau

Invité en mai 2017 à venir diriger une semaine de workshop en Media & Interaction Design, Nicolas Barradeau est un artiste multifonction qui a toujours présenté un intérêt pour les ordinateurs et les nouvelles technologies.

Propos recueillis par Mathilde Colson et Dongwoo Kim
Bachelor Media & Interaction Design

Illustration de Théo Barraud
Bachelor Design Graphique

OfflineVous avez étudié aux Beaux-Arts de Paris, donc un parcours orienté vers les arts plastiques.

N. BarradeauA l’école, j’étais un éternel « peut mieux faire », et après avoir brillamment raté mon premier bac littéraire, j’ai décroché le second avec 10.07 de moyenne. Un ami d’enfance m’a recommandé les Beaux-Arts, où j’ai été pris en 1998 et ça a changé ma vie. J’y ai croisé des gens brillants (élèves, profs et intervenants), mais surtout je suis devenu assez bon dans ce qu’on me demandait de faire et ça me plaisait beaucoup ; bref, j’étais devenu un étudiant modèle.

OfflineComment s’est opérée la transition vers le digital ?

N. BarradeauJ’avais 8 ans quand mon père m’a acheté une Atari 2600 (une console de salon assez rudimentaire, même pour l’époque), puis vers 10 ans un Amstrad CPC 6128, grâce auquel j’ai codé ma première « œuvre numérique ». Vers 1992, dans un magazine de jeux vidéo, je suis tombé sur le rendu 3D filaire d’un escalier et le même modèle texturé. La complexité et la qualité des scènes 3D m’ont fait rêver et j’ai voulu faire ce métier, sans même savoir si c’en était un. A la maison, on a été connectés assez tôt à Internet. L’OS c’était Windows 95, la résolution écran 640 × 480, les téléphones portables ressemblaient à des briques, Google n’existait pas, et j’ai commencé à m’autoformer.

J’ai pratiqué la 3D et le « graphisme » en autodidacte, mais j’ai aussi appris la soudure à l’arc, les bases de la menuiserie et surtout à formaliser mes idées, même les plus débiles.

OfflineVous êtes donc un autodidacte…

N. BarradeauPendant mes études, j’ai pratiqué la 3D et le « graphisme » en autodidacte, mais j’ai aussi appris la soudure à l’arc, les bases de la menuiserie, les installations, et surtout à formaliser conceptuellement mes idées, même les plus débiles. J’ai fait des sites html, puis je suis parti en Hongrie pendant trois ans, où j’ai appris à coder sérieusement en ActionScript, le langage de Flash qui devenait de plus en plus structuré (OOP). J’ai ensuite travaillé dans une agence parisienne de Web marketing, où j’ai fini creative developer. Et je suis en free-lance depuis 2010.

OfflineQuels sont les artistes que vous admirez ?

N. BarradeauPendant mes études : la triade Jean Tinguely, Panamarenko, Rebecca Horn. Trois artistes passionnés de machines et d’automates, trois artistes qui arrivaient à mettre de la poésie et de la légèreté dans une pratique « sèche ».

Aujourd’hui, je m’intéresse plutôt aux artistes numériques et mon mentor serait Jared Tarbell ; c’est son travail sur levitated.net puis complexification.net qui a déclenché ma passion pour l’art génératif. Ensuite, sans ordre particulier : Robert Hodgin, Mario Klingemann, Karsten Schmidt, Joanie Lemercier… La liste serait longue et un peu grotesque à dérouler sur papier puisque ce sont des gens principalement actifs sur Internet (nous sommes en 2017). Ils travaillent tous sur des systèmes procéduraux ou génératifs qui peuvent devenir tangibles. A vrai dire, je suis plus attiré par la variété des esthétiques numériques que par les artistes.

OfflineQuel autre métier auriez-vous aimé faire ?

N. BarradeauBijoutier ou horloger. Un métier où l’on passe un temps absurde à concevoir un bel objet.

Avec Facebook, Snapchat ou Instagram, il y a une sorte d’impératif à se montrer en permanence, les utilisateurs altèrent leur image, se mettent en scène et réécrivent une vie.

OfflineQuel est votre rapport aux réseaux sociaux ? Vous êtes plutôt actif sur Twitter, mais pas du tout sur Instagram…

N. BarradeauAvec Facebook, Snapchat ou Instagram, il y a une sorte d’impératif à se montrer en permanence ; les utilisateurs deviennent leur propre média, ils altèrent leur image, se mettent en scène et réécrivent une vie. Tout est apparent, immédiat, tout est là, tout le temps, c’est limite pornographique – et en tout cas bien loin de ma façon d’être.

Je viens du temps où on utilisait un pseudonyme, où les échanges étaient lents et très écrits. Twitter me convient, car j’aime pouvoir disparaître et rester dans un anonymat relatif. Slack et Medium me plaisent bien aussi, ça me rappelle les forums d’entraide des années 2000, en plus confidentiel pour Slack. Au fond, mon réseau social préféré, c’est ma boîte mail !

OfflineVous travaillez avec plusieurs technologies dont les usages ne sont pas encore complètement établis. Percevez-vous un danger dans le détournement de l’une d’elles ?

N. BarradeauLes chantiers du moment sont le machine learning (ML), l’Internet of Things (IoT) et la virtual reality (VR). La VR couvre deux sous-ensembles distincts liés au matériel ; tout dépend du nombre de Degrees of Freedom (DoF), qui sont les axes ou les dimensions sur lesquels le matériel peut travailler. On a, d’un côté, les cartes postales ou films 3D sur 3 DoF, où l’utilisateur se retrouve au centre d’une sphère dans laquelle il peut tourner la tête, et la vraie VR à 6 DoF, où l’utilisateur est localisé dans l’espace en plus de pouvoir tourner la tête, ce qui permet d’interagir avec l’environnement virtuel.

En tant que loisir, la VR restera exclusive, la mise en place est contraignante et l’expérience souvent décevante, le côté social aidera sans doute un peu, mais je pense que ça restera un gadget (comme la Kinect). En tant qu’outil de création, en revanche, c’est inédit et vraiment remarquable ; toute l’industrie de la production 3D va changer. Il suffit de tester un outil de CAO 3D en 6 DoF pour s’en convaincre. Comme il sera bientôt possible de créer des modèles de façon participative, les perspectives sont vraiment très intéressantes pour les créatifs.

OfflineEt les objets connectés ?

N. BarradeauJe connais peu l’IoT et ses enjeux, je sais simplement que la question de la sécurité est cruciale et souvent ignorée. Les dernières cyber-attaques de masse se servaient des appareils électroménagers connectés (frigos, télés, etc.) pour saturer les sites cibles de requêtes et faire tomber les serveurs. Sachant que la même chose pourrait se produire sur n’importe quel appareil connecté et que de plus en plus d’objets le deviennent, ce n’est pas très rassurant. Pour le côté aimable des choses, ces petits systèmes embarqués, à faible consommation, peuvent nous rendre d’immenses services, notamment pour la gestion de l’énergie et des ressources naturelles.

Avec le machine learning, les créatifs n’ont pas trop de soucis à se faire, mais les postes à responsabilité modérée, sans interaction avec des humains, peuvent disparaître assez vite.

OfflineLe machine learning ?

N. BarradeauLe machine learning (ML) est un champ de recherche dont le développement est sans précédent. Les applications sont tellement étendues qu’un catalogue serait caduc dans quelques mois. Si les bénéfices sont faciles à identifier, les dangers sont plus flous et dépendront de la vitesse d’adoption et de l’usage qui sera fait du ML. Les créatifs n’ont pas trop de soucis à se faire, mais les postes intermédiaires, à responsabilité modérée, sans interaction avec des humains, peuvent disparaître assez vite.

Une chose est sûre : c’est en train de faire évoluer notre rapport à la recherche, au travail et à l’art de façon très significative. En design d’objet, par exemple, le ML trouve des solutions optimales, mais très contre-intuitives pour l’esprit humain. Ces solutions optimales créent de nouvelles esthétiques et altèrent profondément la manière d’aborder la discipline ; elles obligent le designer à penser l’usage de façon plus abstraite puisqu’il est dépossédé du faire. Je repense au geste de Duchamp – signer un urinoir pour en faire une œuvre – qui est (en caricaturant) l’avènement de l’art contemporain. A court terme, l’une des contributions majeures du ML sera la fin de la signature, le produit final sera optimal et l’auteur – au sens de celui qui signe l’objet – devra disparaître. Le risque principal, pour moi, c’est l’abêtissement général ; à force d’être entouré d’objets intelligents, on devient paresseux et on ne sait plus comment marchent les choses qui nous entourent.

OfflineQuelle invention êtes-vous impatient de voir arriver ?

N. BarradeauLe truc qui nettoie les océans, et les abeilles invincibles. Ou juste une prise de conscience générale.

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