Didier Krzentowski

31 rue Dauphine, nous arrivons à la galerie Kreo. Les bureaux sont riches de pièces de design, mais aussi de dessins de Pierre Charpin ou de photos numérotées, qui rappellent qu’avant d’être un galeriste, Didier Krzentowski est surtout un collectionneur.

Propos recueillis par Sélène Lepoutre et Charlotte Piau
Bachelor Design Industriel

Illustration de Théo Barraud
Bachelor Design Graphique

OfflineComment définiriez-vous votre galerie ?

D. Krzentowski On a eu la chance de commencer avec des designers qui sont aujourd’hui très reconnus, et tous ceux que l’on représente n’ont qu’une galerie dans le monde : nous. Leur particularité c’est qu’ils travaillent tous avec l’industrie et qu’ils font leurs recherches chez nous. Parce que l’industrie implique un cahier des charges tellement rigoureux qu’il y a peu de place pour la réflexion. Notre niche est petite : ce n’est pas de la décoration, c’est vendre de la recherche, à chaque fois. Quand une expo me plaît, le propos n’est jamais : ça, ça va marcher, on va en vendre tant, mais plutôt : pourquoi est-ce intéressant intellectuellement ?

OfflineQuelle est l’économie d’une galerie comme la vôtre ?

D. Krzentowski Ce qu’il faut savoir c’est qu’une galerie, quelle que soit sa taille, vit avec très peu de clients. Une loi marketing [principe de Pareto, ndlr] parle du 20/80 : 80 % du chiffre d’affaires sont réalisés avec 20 % des clients ; nous, on fait 80 % de notre chiffre avec 30 à 40 clients.

On s’adresse à de très gros collectionneurs qui, chez eux, n’ont pas envie du Vitra qu’ils ont dans leur bureau, ils ont envie de partir ailleurs.

OfflineCe sont de vrais collectionneurs ?

D. Krzentowski Parfois des musées, très souvent des créateurs d’autres domaines comme la mode, ou des artistes, des galeries d’art ou de très gros collectionneurs, qui chez eux ont envie non pas du Vitra qu’ils ont dans leur bureau, mais d’autre chose ; ils ont envie de partir ailleurs.

OfflineVous avez ouvert votre galerie en 1999. Quelles évolutions avez-vous observées depuis ?

D. Krzentowski Le changement, pour une galerie comme pour le monde entier, c’est qu’on vit aujourd’hui par l’image. Donc tout ce qui est réseau social devient très important pour la vente. Quand on fait une exposition à Londres ou à Paris, les images sont ce qu’il y a de plus important, ce qui suppose de très bien les faire. Les frères Bouroullec, par exemple : Ronan a toujours un photographe posté derrière lui et il vérifie chaque image à 3 000 %, car il sait que c’est cette image qui va véhiculer son travail.

On fait une exposition qui accueille beaucoup de monde à son vernissage, mais tout ça n’est prétexte qu’aux images qu’on va diffuser, envoyer à nos clients et au-delà.

OfflineY compris à destination de vos clients ?

D. Krzentowski D’abord, les gens sortent moins et vont de moins en moins dans les galeries. Donc on fait une exposition qui accueille beaucoup de monde à son vernissage, mais tout ça n’est prétexte qu’aux images qu’on va diffuser, envoyer à nos clients et au-delà. Quand on a ouvert la galerie, en 1999, j’ai fait appel à un graphiste, Laurent Fétis, qui me disait : tes pièces, c’est de la recherche et ça coûte tellement cher que très peu de gens peuvent se les offrir. Mais ça va nourrir une série de gens : des designers, des créateurs en tout genre. A chaque exposition, on a donc édité des cartons d’invitation avec l’image d’une des pièces présentées. Beaucoup de pièces des Bouroullec, par exemple, se vendent à très peu de clients, mais vous les connaissez… parce qu’elles ont été véhiculées par le biais des images.

OfflineLe rôle de la galerie a-t-il évolué dans une direction muséographique ?

D. Krzentowski Pour moi, ça a toujours été assez simple. Parce que je collectionne moi-même, ce sont des pièces dont j’ai envie chez moi. Prenons l’exemple de ce bureau, imaginé par Naoto Fukasawa. A l’ouverture de la galerie, on demande une pièce à chacune de nos relations, et Fukasawa nous a dit : au Japon, quand on sort de l’école, entretenir la mémoire de la culture est extrêmement important. Et il pensait à ça en se promenant dans Tokyo et en regardant un type qui carottait le trottoir ; il s’est dit que la ville recelait de la mémoire, car quand on carotte, on déterre cent cinquante ans de la ville. On venait de déménager la galerie du 13e vers le Marais, donc pourquoi ne pas prendre des pierres de la galerie, qui était justement en travaux ? On prend les pierres, on en fait un moule et on carotte les pieds de cette table. Donc dans les pieds de cette table, il y a la mémoire de notre ancienne galerie. Et le client qui nous achète cette pièce nous donne des pierres qui sont importantes pour lui, qui ont une histoire que lui seul connaît, et on va travailler avec cette mémoire. Ça c’est une problématique de grand designer, ce n’est pas une sculpture, ça signifie que la personne ne va pas passer sa journée sur un simple bureau Vitra, mais va travailler dix ou douze heures par jour sur quelque chose qui va l’envoyer ailleurs.

OfflinePour revenir aux images, comment procédez-vous concrètement ?

D. Krzentowski Dès qu’on participe à une foire ou qu’on monte une exposition, ici ou ailleurs, la première chose est de faire des images, beaucoup d’images. La fille qui est dans le bureau voisin est graphiste et ne s’occupe que de retravailler les images et de les envoyer. Et 40 000 personnes suivent notre compte Instagram.

Notre histoire, c’est d’amener un acheteur vers des choses qui l’intéressent intellectuellement.

OfflinePensez-vous aller plus loin et créer un e-shop ?

D. Krzentowski Notre histoire, c’est d’amener un acheteur vers des choses qui l’intéressent intellectuellement. Ma dernière exposition, dont je suis assez fier, c’est avec Patrick Modiano, deux ans avant qu’il soit prix Nobel de littérature ; on prend toujours des chercheurs pour avancer… On s’adresse à des gens qui peuvent collectionner des manuscrits de Rimbaud ; donc, en design, ils ont envie de choses qui les font rêver.

OfflineEt c’est plus humain que d’acheter un objet sur Internet ?

D. Krzentowski Ça pourrait, mais finalement ça ne sert à rien, car ce n’est pas industriel, mais des pièces très limitées. Ce n’est pas très décoratif et il faut expliquer tellement d’histoires, d’une certaine complexité, que ce n’est pas adéquat.

OfflineDans les dix ans à venir, comment pensez-vous que la galerie de design aura évolué ?

D. Krzentowski La vraie question est : le design sera-t-il jetable ? Je n’en sais rien ! Mais je pense qu’il y aura toujours un besoin de voir. Prenons une lampe des années 1960 de Sarfatti, vous allez sur le Net, quelle que soit la photo, jamais on ne pourra retranscrire la beauté de l’objet avec les marques d’usure du temps.

OfflinePour le contemporain, comment repérez-vous les nouveaux talents ? sur Internet ?

D. Krzentowski C’est davantage du relationnel, et dans vos écoles, quand quelqu’un sort du lot, on me le dit… j’ai des espions !

OfflineEt pour ce qui est des foires, pensez-vous que le fait de voir les objets « en vrai » restera important ?

D. Krzentowski Bien sûr, je ne vois pas comment ça pourrait changer ! En revanche, les gens en auront d’abord vu l’image.
 
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