Tristan Garcia

Le 28 mars 2017, le philosophe et romancier Tristan Garcia a donné une conférence à l’ECAL, abordant des sujets théoriques aux incidences contemporaines.

Par Line Chevalley et Margaux Dewarrat
Bachelor Arts Visuels

Illustration de Clio Hadjigeorgiou
Bachelor Design Graphique

Nous nous retrouvons une fois encore l’air hagard, traînant les pieds dans les couloirs de l’ECAL après quelque consultation hasardeuse avec nos professeurs. Un énième entretien… d’où nous sortons encore plus embrouillées. Embourbées dans nos recherches et réflexions, nous suivons quelques étudiants vers l’auditoire IKEA, dans lequel « il y a Tristan Garcia ». Tous nous recommandent d’aller l’écouter. On ne le connaît pas, si ce n’est son nom. Mais « c’est un génie », paraît-il. Pourquoi pas, sa boussole nous guidera peut-être.

Ecrivain et philosophe, Tristan Garcia propose dans son dernier livre Nous un modèle pour se représenter ensemble dans la société désorientée dans laquelle nous évoluons. Nous est un dispositif d’orientation dans la pensée et l’imaginaire politique. C’est également un modèle formel et visuel constitué d’une image, celle du calque, et d’un récit, celui de l’effondrement du « nous ». Un système de calques, qui se superposent à la manière d’un grand millefeuille.

Commençons par identifier ce qu’il entend par « nous ». Nous en tant que première personne du pluriel ne se cantonne pas à l’idée primaire d’un nous ensembliste, d’une addition de plusieurs moi, d’un nous quantitatif. Au contraire, le nous a une portée beaucoup plus grande : il peut tout aussi bien désigner toi et moi que la totalité de ce qui vit et au-delà. C’est-à-dire que le pronom nous peut aller au-delà d’un corps physique ; nous l’humanité, nous la planète terre, par exemple.

Vu sa nature variable en amplitude, le nous prend paradoxalement la forme d’une contradiction : plus on étend le nous au-delà de lui-même pour accueillir et comprendre le plus d’entités possible, plus il perd en intensité, en consistance. Dans le nous du sujet politique, cela se traduit par une confusion dans l’immédiateté sociale. Nous, qui nous ? A l’inverse, plus le nous est intensif, plus il perd en universalité ; réduit à une échelle locale, sur une lutte ou une revendication particulière, ce nous est spécifique et perd en puissance historique.

« Je propose l’image des calques et le récit de l’effondrement des catégories classificatoires de nous. Le modèle des calques permet de rendre visible la désorientation, le renversement des boussoles politiques. »

Venons-en à l’image du calque. Pour mieux la comprendre, définissons la politique. Garcia propose trois sens politiques : le sens moral (ce qui est bien ou mal), le sens stratégique (la question des moyens) et le sens analytique (déterminer au nom de qui nous nous exprimons, qui est le sujet de la politique).

Le nous politique, intuitif, produit un effet de découpage, de détourage. A savoir au nom de qui nous parlons : nous noirs, nous blancs, nous juifs, nous femmes, nous homosexuels… Nous produisons un détourage subjectif, de petits récits pour fonder le nous. La politique ne produit pas que des idées, mais aussi des images et des récits.

Historiquement, le nous est arrivé dans l’imaginaire politique au dix-huitième siècle. Dans une époque où les grands récits dépérissent, le nous au nom du peuple ne correspond plus à la réalité politique qui se met en place, mais à un nous non fondé. Les différents nous se chevauchent. Le modèle du calque permet de distinguer différents plans ; les genres, les sexualités, les religions, les convictions sont comme des transparents qui se superposent et à travers lesquels nous nous représentons, c’est-à-dire non en associant, mais en découpant, sans cesse.

Les catégories hermétiques héritées de l’âge classique – nous humains, eux animaux, par exemple – se sont transformées. La frontière qui séparait autrefois ces catégories est devenue une ligne de filiation. La ligne relie l’homme à l’animal ; nous descendons du singe.

« Nous, c’est une personne dilatée, diffuse, contractée, étendue au-delà de sa propre personne. Nous, c’est la forme de la subjectivité étendue de façon dynamique. »

Le lien ne permet plus de faire de différenciation ; c’est là l’effondrement du socle sur lequel reposait la conception du nous. Le fondement se décompose et le sujet politique est alors en expansion. Nous, êtres vivants, nous doués de sensibilité, nous humains + animaux + plantes (nociception), nous de la planète terre, nous du système solaire. Nous c’est tout : le cosmos vivant qui s’étend aux limites de l’univers. Le mode de découpage devient intensif, fait de variations, d’ondulations, de modulations. Du fait de son effondrement, des cas intermédiaires apparaissent et contredisent les découpages. Ces cas intermédiaires sont remplacés par de la gradation : variation des sexes, âges, genres. C’est la catégorie du plus ou moins qu’on peut représenter au travers des figures suivantes : le queer, la classe moyenne, le métisse. Il est « entre deux » et se multiplie : le nous se met à désigner une réalité continue, intensive, et c’est là que le système des calques est adéquat ; il n’y a pas de limites, que des intensités variables du point de vue du genre, de la race, de la classe, etc.

En passant d’un calque à l’autre, on se rend compte de la désorientation qui caractérise notre époque. C’est le dilemme de priorisation entre les calques ; nous ne nous disputons pas pour des causes, mais au sujet de l’ordre de priorité des différents calques, sur des diagnostics politiques. La question politique est devenue ordre de classement. Par exemple, concernant le débat autour du port du voile (des femmes en Occident), certains mettent en avant la liberté de la religion quand d’autres prônent la liberté de la femme ; deux priorités recevables. Le modèle du calque est une boussole pour s’orienter dans notre condition. Ce qui nous incombe maintenant, c’est d’éviter les erreurs du temps présent ; il faut lutter sur tous les plans (sexualité, genre) contre les identités catégoriales, ne pas créer continuellement de nouvelles cases pour classer/ranger, mais poursuivre le récit moderne, trouver des exceptions, multiplier les intermédiaires, transformer le langage extensif en langage intensif. Chaque priorité de calque se vaut, et l’enjeu est de se penser chacun comme égal et maintenir à distance le refondement du nous, simultanément la singularité et l’universalité (unity in diversity).

« L’image du calque est un plan transparent apposé sur l’espace social et politique (réel) par lequel, de façon mouvante et permanente, nous effectuons des découpages et détourages de qui nous sommes. »

Quant à nous, étudiants en école d’art, qu’en est-il de notre cas ? L’artiste habite le privilège de pouvoir dire « je » au nom de « nous ». Son œuvre peut-elle produire un nous ? Existe-t-il une communauté esthétique de ceux qui reçoivent les œuvres ? Ceux qui vont partager l’expérience de lire, de voir, d’écouter une production artistique vont-ils produire une communauté ? Sans doute nous situons-nous dans un cadre propice à la création et au débat autour de ces réflexions.