82 ans. C’est la longévité moyenne de l’être humain en 2018 et elle s’allonge chaque année. C’est de ce questionnement sur la durée de la vie qu’est parti Thomas Cailley pour imaginer Ad Vitam, une première série pour le cinéaste français (diplômé de la Fémis en section scénario) qu’il écrit et réalise. Co-signée avec Sébastien Mounier et diffusée sur Arte en décembre 2018, Ad Vitam raconte en six épisodes l’histoire d’un monde où la mort n’existe plus, où les individus se « régénèrent » dans des boîtes bleues semblables à des cabines UV. Mais c’est aussi et surtout l’histoire de Darius (Yvan Attal) et Christa (Garance Marillier). Le premier est un flic de 119 ans. La seconde, la vingtaine, a tenté de mettre fin à ses jours quand elle en avait 14. Ensemble, ils vont enquêter sur la mystérieuse disparition des mineurs, ces moins de 30 ans à qui l’on promet l’immortalité. Dans le sillon de son premier film césarisé en 2015, Les Combattants, Thomas Cailley se plaît à déjouer les genres. Polar, S.F., récit d’apprentissage, la série s’adresse à la jeunesse et questionne sa place dans le monde. Parole au créateur.
Propos recueillis par Malou Briand & Charlène Girel
Master et Bachelor Cinéma
OfflineComment est née la série Ad Vitam ?
T. CailleyDe longues discussions avec mon co-auteur, Sébastien Mounier. Nous sommes partis d’un phénomène sociologique et démographique actuel, celui de l’allongement de la durée de la vie qui progresse chaque année. Et puis on s’est demandé ce qu’il adviendrait si on poussait le curseur encore plus loin. Que signifierait, par exemple, de vivre éternellement ? On aurait des familles à dix générations. Des boulots dont on ne prendrait jamais la retraite… La forme du polar s’est imposée naturellement : l’enquête autour de la disparition des mineurs est en quelque sorte le fil rouge de la série. Mais le genre mute au fur et à mesure que l’histoire avance : on passe de l’enquête à la chronique adolescente, du thriller au road-movie puis à la tragédie. En fait, la forme du polar permet de jouer avec beaucoup de genres cinématographiques.
Enfin, la notion d’immortalité m’a permis d’aborder des problématiques qui m’importent et parcourent déjà mon précédent long, Les Combattants : par exemple, la place de la jeunesse dans une société donnée.
L’immortalité, elle, fige les corps. Ce paradoxe crée des conflits, du décalage et parfois même de la comédie.
OfflineQuelle place justement occupe-t-elle dans votre série ?
T. CailleyOn a centré l’intrigue d’Ad Vitam autour de deux personnages : d’un côté Darius, un flic de 119 ans qui croit aux bienfaits de l’immortalité et doit travailler pour les besoins d’une enquête. De l’autre Christa, une jeune femme de 24 ans qui a voulu se donner la mort quand elle en avait 14. Dans Ad Vitam, l’âge de la majorité a été reculé à 30 ans. Avant cet âge, les jeunes sont conditionnés et préparés à la régénération de leurs cellules. Pour qu’ils soient aptes, on leur impose tout un tas d’injonctions : ne pas boire, ne pas fumer, s’économiser… On ne peut plus juste brûler sa jeunesse, l’insouciance est devenue impossible dans le monde d’Ad Vitam.
La jeunesse est un état de changement permanent. L’immortalité, elle, fige les corps. Ce paradoxe crée des conflits, du décalage et parfois même de la comédie.
Je crois que c’est Levinas qui disait que la mort achève le portrait qu’on fabrique de soi tout au long de sa vie. La direction de la vie c’est la mort. Enlever la mort, c’est errer vers un but qu’il faut s’inventer sans cesse. Contrairement aux jeunes, qui tentent de réinjecter du sens dans leurs actes, les adultes sont dans une forme d’errance ; le temps n’a plus aucune valeur, aucune conséquence sur leur vie. On peut devenir ce qu’on veut tout le temps, autrement dit on ne devient jamais rien. Les adultes qui se régénèrent sont comme des fantômes.
OfflineDans Les Combattants, les jeunes devaient faire face à la fin du monde. Dans Ad Vitam, ils luttent contre l’immortalité. Vos personnages sont en quelque sorte des survivants ?
T. CailleyJe dirais plutôt qu’ils sont des « super-vivants »… La vingtaine est une période qui me fascine, sans doute parce que c’est à ce moment-là que l’on entre réellement dans l’âge adulte et que les choix qu’on fait comptent. On cherche sa place dans le monde.
En fait, je me sens contemporain d’une époque paradoxale, où l’on répète aux jeunes que les choix sont infinis, que la hauteur de leurs rêves est atteignable et qu’ils pourront toujours se reconvertir s’ils le souhaitent. Tout est à portée de main, il ne tient qu’à eux d’être heureux. « Devenez vous-mêmes », c’est le slogan de l’armée dans Les Combattants. Sauf qu’il n’y a plus de boulot et bientôt plus de planète. Difficile de se projeter dans de telles conditions…
Notre incapacité à agir, à changer nos modes de vie m’inquiète. Je n’ai pas écrit Ad Vitam avec l’idée de transmettre un message politique, mais je suis conscient de la responsabilité que j’ai, en tant que cinéaste, à représenter un monde.
OfflineL’état du monde actuel vous inquiète-t-il ?
T. CailleyOui, bien sûr. L’état de notre environnement, la conscience qu’on en a et notre incapacité à agir, à changer nos modes de vie m’inquiète. Je n’ai pas écrit Ad Vitam avec l’idée de transmettre un message politique, mais je suis conscient de la responsabilité que j’ai, en tant que cinéaste, à représenter un monde. Dans Ad Vitam, les animaux ont disparu. Sur terre, il ne reste que les insectes, dans l’océan, les méduses. C’est un scénario possible. En tout cas, c’est en cohérence avec ce que j’imagine du futur.
OfflineLe personnage de Madeleine (Adèle Haenel) dans Les Combattants était extrêmement libre, guerrier et décalé, comme Christa d’Ad Vitam. En quoi, selon vous, ces personnages féminins font-ils écho à notre contemporanéité ?
T. CailleyC’est une démarche inconsciente de ma part. L’idée pour moi n’est pas de combattre les stéréotypes liés au genre, mais plutôt d’écrire à partir de choses qui existent vraiment. Il existe peu d’héroïnes de fiction au cinéma. Et quand il y en a, elles sont rarement autonomes. Christa comme Madeleine ont leurs propres dynamiques. Je me souviens que pour écrire le personnage de Madeleine, je m’étais inspirée d’amis à moi. Des filles, et des garçons.
Après, la complexité des personnages doit beaucoup aux actrices qui les incarnent. J’ai écrit le personnage de Christa en pensant à quelqu’un qui aurait passé dix ans dans un centre hospitalier et à qui l’on aurait volé l’adolescence. Qui oscillerait sans cesse entre enfance et âge adulte, candeur et maturité. Pour le casting d’Ad Vitam, j’ai vu une centaine de Christa possibles. Garance Marillier est arrivée dans la salle, elle a collé son chewing-gum sous la table avant de lire son texte et, en trois secondes, j’ai su que c’était elle. Elle ne forçait pas sa nature. Et il y a quelque chose d’à la fois très simple et très gracieux là-dedans.
OfflineSur le plateau, comment dirigez-vous ? Vos acteurs et actrices ont-ils un scénario extrêmement précis à suivre ou laissez-vous une place à l’improvisation ?
T. CailleyJ’aime bien faire de l’impro en amont du tournage, lorsque je rencontre les comédiens. C’est dans ces moments-là qu’on peut les écouter, analyser leurs tics de langage, les mots sur lesquels ils butent et s’en servir pour créer des décalages. Mais une fois sur le plateau, j’aime bien qu’on suive la musique qui a été écrite.
Sur une série, c’est l’intrigue qui prime ; que la scène tournée soit réussie ou ratée, elle sera montée. Une fois qu’on a compris cela, il ne faut plus rater les scènes du tout !
OfflineAd Vitam marque un tournant dans votre carrière d’auteur. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce format et quelles sont les contraintes auxquelles vous avez dû vous confronter ?
T. CailleyEn tant que scénariste, laisser dans un récit la place à des choses qui ne sont pas forcément immédiatement nécessaires à l’avancée de l’intrigue est assez agréable. Cette thématique du quotidien était d’autant plus importante sur une série comme Ad Vitam, où la question du temps se pose sans cesse. De quoi est fait le temps quand la vie devient éternelle ? Écrire une série, c’est donner vie à un univers et le faire évoluer au fur et à mesure que l’histoire avance – c’est une écriture très extensive. C’est sûr, le format impose ses contraintes. Chaque épisode répond à une métrique interne précise : intro, climax, cliffhanger. Règles à suivre ou on se retrouve avec 72 promesses d’intrigue et zéro résolution. Travailler aux côtés de Sébastien Mounier, qui a l’habitude des séries, m’a beaucoup aidé à ce niveau-là.
Enfin, et contrairement au long-métrage, la série est moins malléable. Dans le cadre d’un tournage de film, certaines scènes seront réussies, d’autres ratées ; des choses peuvent se révéler au tournage, se fabriquer sous nos yeux – une séquence mineure a priori peut devenir importante et vice-versa, car tout peut être recomposé au montage et même en cours de tournage. Sur une série, c’est l’intrigue qui prime ; que la scène tournée soit réussie ou ratée, elle sera montée. Une fois qu’on a compris cela, il ne faut plus rater les scènes du tout ! On a donc story-boardé la totalité du scénario (300 pages) en amont du tournage.
OfflineLes décors d’Ad Vitam sont épurés, très réalistes. Il y a une réelle économie de moyens. Etait-ce un choix esthétique de votre part ou imposé par les budgets ?
T. CailleyQuand on écrit une série d’anticipation, on se pose des questions de vraisemblance : en 2080, qu’adviendra-t-il des automobiles ? de l’électricité ? de l’eau qu’on boit ? Ces questions sont infinies, on peut toujours tout réinventer – ce qui peut être cool quand on a le budget d’un Blade Runner. Si on ne l’a pas, il faut rester proche de ses personnages et de son sujet pour éviter le côté « cheap ». On a essayé d’imaginer comment cette régénération cellulaire pouvait changer la vie des gens. La S.F. s’illustre donc davantage à travers des décalages.
Une scène de repas, par exemple, entre Christa et ses parents. À première vue, elle paraît assez banale, mais quelques détails bizarres attirent notre attention : une grosse méduse en guise de poisson rouge, un étrange cadeau, un plat coloré… A force de ces micro-décalages, on finit par raconter un autre monde ! On avait notamment testé de nombreux plats comme des œufs colorés, des préparations à base d’algues, mais la nourriture reste très difficile à filmer. Le réalisateur Kore-eda le fait magnifiquement bien – il ne faut jamais voir un de ses films à jeun, sinon c’est un calvaire, les plats y sont tout le temps chauds, fumants, bouillonnants… Enfin, ça représente un vrai défi sur un plateau !
OfflineQuel rôle joue la musique dans Ad Vitam et à qui l’avez-vous confiée ?
T. CailleyJ’ai fait appel au trio HiTnRuN, qui avait déjà travaillé sur Les Combattants. J’avais envie d’une bande-son qui puisse illustrer le principe d’éternité. L’image qui m’évoquait cette idée, et qui est devenue le générique de la série, est un travelling au-dessus de la mer sous un coucher de soleil qui ne s’arrête jamais. Je leur ai demandé d’imaginer un son qui suivrait ce mouvement de la caméra au ras de l’eau. Ils ont créé une bande-son aérienne, lancinante et très rythmique à la fois. Comme un chronomètre. Je l’écoutais tous les matins avant d’aller sur le plateau, c’était très inspirant.
OfflineAvez-vous une méthode de travail particulière lorsque vous écrivez ?
T. CailleyJe ne suis pas très « fiches personnages ». Par contre, je fais beaucoup de tableaux Excel. Ça me permet d’envisager le film dans sa globalité, scène par scène, personnage après personnage… De le structurer comme un voyage. Quand on y pense, un film est plus intelligent qu’un cerveau humain.