Sava

Comment hasard et nécessité se combinent parfois pour associer deux trajectoires au début de leur professionnalisation ? Cet entretien retrace comment Vanja Jelic, étudiante à l’ECAL en design graphique et Sara Hardegger diplômée de la ZHdK ont formé le (très discret) duo Sava.

Interview by Hugo Le Corre
Bachelor Design Graphique

OfflinePouvez-vous nous parler de vos parcours respectifs ?

VanjaOn a toutes les deux commencé par la “propédeutique” de la ZHdK [ Zürcher Hochschule der Künste NDLR], c’est là où on s’est rencontrées. On était toujours les deux qui restaient le plus longtemps à l’atelier. Ensuite j’ai été à l’ECAL pendant trois ans et Sara est restée à la ZHdK. Elle est partie deux ans plus tard pour la Gerrit Rietved Academy d’Amsterdam. On voulait déjà travailler ensemble à l’époque de nos études mais ça ne s’est pas fait. Après, on a toutes les deux travaillé dans des boîtes différentes. J’ai passé un an et demi chez NORM et Sara a travaillé chez Huber/Sterzinger, qu’on appelle aussi Glashaus ici à Zurich.

OfflineComment vous en êtes arrivées à collaborer après ces expériences?

SaraOn est toujours restées en contact pendant nos études. Vanja était à Lausanne, j’étais à Amsterdam ou à Zurich. On n’était pas au même endroit, mais on a toujours échangé et on continuait à se voir régulièrement. On parlait de notre travail, on suivait ce que l’une et l’autre faisait et on gardait les mêmes intérêts. Ensuite, on s’est toutes les deux retrouvées à Zurich à travailler pour NORM et Huber/Sterzinger. Je me souviens d’un dîner ensemble, où il était clair pour moi que je devais quitter mon emploi parce qu’il n’y avait pas assez de travail à ce moment-là.

VanjaPareil pour moi. Ils n’avaient pas assez de travail à ce moment et après deux ans et demi, je voulais aussi changer.

Chez NORM, la façon de travailler était très particulière, pour moi c’était comme un prolongement de mes études, un peu comme un master.

OfflineEst-ce que vous pensez que c’est important de travailler pour quelqu’un d’autre avant de monter son propre studio ?

VanjaOui, carrément. À l’école on n’apprend pas comment ça marche avec les imprimeurs, comment répondre aux appels d’offres… Nos expériences nous ont appris comment aborder les projets et comment s’y prendre avec les clients. Ça a été vraiment important pour nous deux de travailler dans d’autres studios avant, parce qu’aujourd’hui encore on s’en souvient et on se demande “Comment est-ce qu’ils font ?”. Et on peut encore leur demander “Comment est-ce que vous faites ça, ou comment vous vous débrouillez avec ça”. Je pense que ça aurait été beaucoup plus dur sans ces expériences.

SaraJ’aime avoir une certaine maîtrise du temps dans le travail, comprendre comment le processus se développe, comment parler aux clients. En fait c’était vraiment important pour moi d’avoir cette expérience concrète. C’était presque aussi important que mes études.

VanjaChez NORM, la façon de travailler était très particulière, pour moi c’était comme un prolongement de mes études, un peu comme un master.

OfflineVous pensez que c’est un peu dur quand on sort de l’école et qu’on se retrouve dans le monde du graphisme ?

SaraOn a toutes les deux eu beaucoup de chance. Vanja a tout de suite commencé son stage chez NORM et ensuite elle a travaillé pour eux. J’avais déjà fait un stage chez Huber/Sterzinger et ils m’ont demandé, après mon diplôme, de revenir travailler pour eux.

VanjaQuand on a lancé notre studio, on s’imaginait aussi que le début serait plus dur. Mais on a eu beaucoup de chance parce qu’on a travaillé pour des amis. Donc ça a juste commencé comme ça.

SaraBon, ça a été difficile parce qu’il y avait beaucoup de choses nouvelles, des responsabilités. On a aussi dû trouver une structure, une manière de travailler ensemble. Ça n’a pas été facile de construire tout ça mais ça s’est quand même fait sans accroc.

OfflineJe voulais connaître les avantages et les inconvénients du travail en collaboration. C’est difficile parfois ?

SaraC’est comme faire une thérapie de couple [rires]. Pour moi c’est vraiment important de travailler en équipe parce qu’on peut se soutenir de beaucoup de façons. J’y pensais beaucoup parce que j’avais déjà travaillé en équipe pendant mes études. C’est comme une sorte de petite expérience de ce que c’est que de partager des idées avec quelqu’un, de partager des projets et de les réaliser. En général j’en ai toujours tiré profit. Mais je pense que le plus important c’est d’avoir confiance l’une en l’autre, parce qu’on partage beaucoup, et il ne s’agit pas que de design. Surtout on sait qu’on peut compter l’une sur l’autre. L’équipe c’est important pour moi, parce que ça veut dire que si quelque chose se passe mal, on est là toutes les deux et on peut s’entraider.

VanjaJ’ai aussi l’impression qu’il n’y a que des avantages à travailler ensemble. Je ne pourrais même pas citer un inconvénient. J’ai toujours l’impression qu’on a besoin de quelqu’un qui regarde le projet avec les mêmes responsabilités, d’un œil vraiment critique. Parce qu’à l’école, quand les autres te demandent ce que tu penses de leur projet, tu es toujours moins critique envers eux qu’envers toi-même. Je pense que travailler à quatre yeux et à quatre mains, c’est toujours mieux.

SaraBien sûr les gens ont des approches différentes du design et je pense qu’on a vraiment chacune notre propre style. Mais je pense aussi qu’on voit le graphisme comme quelque chose qui dépasse l’esthétique. On s’intéresse aussi au processus et au contenu. Les échanges permanents entre nous sont aussi importants que le résultat final. Et quand c’est Vanja qui se charge d’un projet, qu’elle est plus investie et qu’elle en prend la responsabilité, je la laisse faire, je lui fait juste des retours utiles. C’est important de se laisser mutuellement un peu d’espace et ça marche bien entre nous, je pense, parce qu’on en est toutes les deux capables.

OfflineComment vous répartissez-vous le travail ?

VanjaÇa dépend du boulot. Parfois on fait d’abord toutes les deux des croquis et puis on les compare. D’autre fois c’est seulement l’une de nous deux qui travaille sur un projet et on en parle. Ca nous arrive même d’échanger les projets quand on n’en peut plus. Donc il n’y a pas vraiment une seule façon de faire mais pour 90 % des projets, on se montre notre travail et on se fait des critiques. C’est toujours un échange, toujours.

SaraJe pense qu’on aime toutes les deux bien avoir le retour de l’autre. On travaille sur la même table et on est tellement proches qu’on peut facilement parler de chaque projet.

OfflineJ’ai l’impression que vous travaillez surtout dans le domaine du graphisme culturel, est-ce que vous travaillez aussi sur des projets plus commerciaux ?

SaraC’est intéressant de faire les deux. On a beaucoup d’amis dans le domaine de la culture. Ils nous commandent des boulots hyper variés, comme des livres d’artiste, des affiches de festival et aussi des films, tout récemment. Mais c’est important pour nous d’avoir aussi des projets où il n’est pas nécessaire de se positionner en tant qu’auteures. D’abord pour des questions financières. Si on travaille pour de grosses entreprises, bien sûr, on va faire plus d’argent que si on travaille dans le domaine culturel. Mais pour le processus aussi, parce que c’est intéressant des deux côtés. Quand on travaille pour une grosse entreprise, la vitesse est très différente et ça nous donne une autre perspective sur les manières de faire. Donc on essaye de trouver le juste équilibre.

On dit toujours oui à tout et ensuite on cherche une solution. Parfois c’est bien de ne pas tout savoir, c’est important d’avoir une certaine naïveté, pour trouver de nouvelles façons de faire.

OfflineVotre travail semble s’orienter presque exclusivement vers le print, quel est votre point de vue sur l’évolution des médias de communication

SaraLes médias ont leur propre évolution et on la suit. Il y a cinquante ans, les gens faisaient du découpage pour fabriquer des affiches. Aujourd’hui c’est différent et en un sens, on doit s’adapter. Mais je pense que c’est intéressant de trouver une méthode pour travailler sur le print et l’adapter, le transformer pour les médias digitaux. Une façon d’explorer les possibilités des nouveaux médias avec ce que tu as fait avant en papier, juste pour le voir d’une autre façon.

VanjaOn dit toujours oui à tout et ensuite on cherche une solution. Parfois c’est bien de ne pas tout savoir, c’est important d’avoir une certaine naïveté, pour trouver de nouvelles façons de faire. La programmation de sites web par exemple. On a une approche naïve parce qu’on ne connaît pas la méthode normale. On cherche des voies détournées qui peuvent peut-être nous amener à de nouvelles solutions.

OfflineEst-ce que vous travaillez parfois avec d’autres personnes ? Pour vous aider sur certains projets ?

SaraOn n’a pas de stagiaires ou d’employé actuellement. On n’en est pas encore là. En fait, c’est plus des collaborations avec des collectifs ou avec des clients.

OfflineQuel conseil donneriez-vous à un étudiant en graphisme ?

SaraDe faire ses expériences, bonnes ou mauvaises, et de ne pas trop accorder d’importance à ses buts personnels ou à soi-même, parce que si on pense de cette façon, on échoue toujours. Après mon diplôme, pour moi, le but n’était pas seulement d’ouvrir InDesign et de faire un logo ou un livre. Le monde est vaste et je crois qu’il s’agit plutôt de voir comment une idée peut en inspirer une autre.

VanjaAussi de profiter des avantages de la position de graphiste. Vous pouvez travailler dans tous les domaines qui vous intéressent, puisque tout le monde a besoin d’un graphiste. Peut-être que le graphisme est simplement une excuse pour explorer, observer, poser des questions.

Instagram est très dangereux parce qu’on regarde tous les mêmes choses.

OfflineDonc vous ne vous inspirez pas seulement du champ du graphisme, mais aussi des beaux-arts, du cinéma…

SaraAbsolument ! C’est très important ! J’ai appris ça en venant de la ZHdK, qui est une école très centrée sur l’artisanat et très traditionnelle en termes de graphisme, puis en allant à la Gerrit Rietveld Académie, où on peut définir soi-même son contenu et travailler de façon plus personnelle. C’est aussi très important quand tu travailles avec des clients. Tu dois comprendre ce qu’ils produisent, sinon comment pourrais-tu commenter leur travail ? Le graphisme, c’est trouver un langage adapté en parlant, en pensant, en observant et en trouvant des connexions. Toutes les disciplines sont connectées les unes aux autres.

VanjaJe pense qu’il est très important d’échapper à la bulle du graphisme, à la bulle de l’école, de sortir. Surtout avec Instagram qui est très dangereux parce qu’on regarde tous les mêmes choses.

SaraLe graphisme c’est aussi une sorte d’outil, presque une philosophie, pour penser les structures du monde et n’importe quelle question. Tant que tu gardes cette idée d’exploration et d’inspiration, tu peux…

Vanja… trouver dans ce boulot quelque chose qui t’intéressera ou te rendra heureux.

OfflineVous parliez d’Instagram; comment est-ce que vous pensez qu’on devrait communiquer sur le graphisme ?

SaraOn n’a pas vraiment de profil Instagram. On en a créé un maintenant pour notre studio, parce qu’on pense que ça reste sans doute important d’avoir un site. Mais d’un autre côté, on ne veut pas jouer le jeu d’Instagram, juste pour montrer les derniers trucs cools qu’on a fait. J’en ai vraiment marre de voir des pages Instagram de graphistes. Un jour, mon professeur à Rietveld m’a demandé comment je trouvais encore l’énergie et le courage d’être graphiste, parce que quand lui a fait ses études, avant de devenir graphiste, il ne voyait pas autant d’images, de sites et de portfolios. Il aurait eu peur de se lancer aujourd’hui, parce qu’on voit tellement de choses. Personnellement, j’aime aussi bien me cacher, ne pas regarder, ne pas prendre ça trop au sérieux. C’est vraiment une façon différente de présenter son travail. C’est presque un travail en soi. C’est comme une sorte de filtre appliqué sur le travail. C’est vraiment déconnecté de ce qu’on fait. Même si tu veux poster une image de ton travail, c’est une décision difficile. Quel genre de fond, est-ce que la scène de présentation est en mouvement, est-ce que c’est quelque chose de quotidien? Est-ce que c’est dans une sorte de white cube ?… Tous ces choix produisent une sorte de commentaire du travail, mais ce n’est pas le travail en tant que tel. Et ça m’intéresse plus de parler avec les gens pour connaître leur travail.

VanjaIl y a aussi une sorte de tournant, parce que tout le monde veut être unique et en même temps tout le monde veut être approuvé par la masse. C’est le problème principal avec cette culture de la notation.

SaraC’est un système qui existe, les gens s’en servent, mais ce serait intéressant de le détourner. On n’est pas des spécialistes, mais on doit penser à une façon d’utiliser ces outils sans se perdre.