Raphael Hefti

Raphael Hefti (BA Photographie, 2002) a pris le temps de réfléchir à ce qu’il voulait faire avant de se lancer dans un MFA à la Slade School of Fine Art de Londres, qu’il achève en 2011. Depuis, il vit et travaille de manière pendulaire entre Londres et Zurich. Impressions captées entre son retour d’Anvers et son départ pour les Etats-Unis.

Propos recueillis par Jonas Berthod, Professeur

Image de François Deladerrière
Séparation des couleurs par Color Library

Avant de venir à Londres, j’ai hésité entre Berlin et Londres. J’ai tendance à être attiré et stimulé par l’action, et Berlin ne faisait pas grand-chose pour encourager cela. Londres a l’effet inverse. C’est une ville dure et les gens y vont pour faire des choses, ils sont ouverts d’esprit et à la recherche des choses intéressantes. C’est une ville dans laquelle tu trouves une énergie forte, que ce soit dans les gens que tu rencontres ou les événements qui s’y déroulent – chaque jour a son lot de vernissages et autres festivités.

Le « cadeau de bienvenue » pour toute personne qui arrive à Londres, c’est de devoir trouver un appartement où loger et un studio. Tu peux louer un clapier pour pas mal d’argent, avec une organisation qui offre des studios déjà équipés, ou tu peux te mettre avec des amis et chercher quelque chose par toi-même dans cette immense jungle. Tu dois alors tout installer tout seul – cela prend plus d’énergie, mais à mon avis ça apporte aussi plus de plaisir.

Les espaces sont de plus en plus chers chaque année, mais il y a toujours des zones vacantes ! Jusqu’à récemment, j’avais avec des amis un studio dans une ancienne bibliothèque dans le sud de Londres, à Rotherhithe. C’était un espace de résidence ainsi qu’un espace off. Malheureusement, ce bâtiment a été démoli, et nous n’avons pas encore eu le temps de chercher un nouvel endroit – à cause des expositions qu’on était en train d’organiser.

J’avais conservé un autre studio à Zurich, où je produisais des pièces plus larges. Il y a peu, nous avons obtenu un grand bâtiment de cinq étages. C’est une ancienne usine à 10 minutes en train du centre, au bord du lac. C’est parfait pour produire des pièces de grande taille. Il aurait été impossible de trouver ça à Londres. Cet espace nous permet aussi d’inviter des curateurs et des artistes, une pratique que nous avions initiée dans notre ancien studio londonien. Les gens viennent ici de partout et on les accueille pour des expositions.

Avoir un double pied-à-terre est très favorable pour ma pratique artistique. La Suisse, c’est plutôt le lieu de production pour moi, tandis que Londres fonctionne comme lieu social et d’inspiration pour développer de nouvelles idées et pour avoir un échange artistique.

Comme je collabore très souvent avec des usines et fabricants industriels pour mes œuvres, avoir un double pied-à-terre est très favorable pour ma pratique artistique. La Suisse, c’est plutôt le lieu de production pour moi, tandis que Londres fonctionne comme lieu social et d’inspiration pour développer de nouvelles idées et pour avoir un échange artistique. Mon rythme, c’est trois semaines en Suisse, trois semaines à Londres. Grâce à City Airport, mon trajet porte à porte entre Zurich et Londres est de deux heures et demie – c’est rien du tout ! Les deux endroits sont complémentaires et indispensables pour mon travail.

En Europe continentale, l’accès aux usines et aux fabricants est beaucoup plus facile. C’est aussi plus intéressant parce qu’on y produit toujours et que les travailleurs sont respectés, tandis qu’ailleurs, le gouvernement s’est débarrassé des syndicats et la production a été externalisée. Le savoir artisanal s’est un peu perdu en Angleterre, où la tradition de fabrication s’est progressivement dissipée : on est bien loin du temps de la révolution industrielle. En revanche, en Allemagne, en France ou en Italie, il est encore possible de trouver des artisans qui d’une part ont préservé un savoir-faire qui va au-delà de ce qu’ils produisent habituellement, et qui d’autre part se sentent prêts à expérimenter. Une chose plus délicate en Angleterre, où l’on va d’abord te demander de montrer ta carte de crédit avant même de commencer à discuter. En Suisse, si tu peux chatouiller les travailleurs au bon endroit, ils vont être motivés pour aller un peu plus loin, pour élever la grue un peu plus haut ou pour pousser la température du four encore plus fort, ce qui conduit à des résultats hors de toute norme industrielle. De cette manière, on peut découvrir des choses inédites, et cela peut stimuler des idées nouvelles et engendrer des œuvres d’art.

La géographie a une influence forte sur ta production artistique. Un exemple simple : si tu es un jeune artiste basé à Londres, les loyers sont tels que tu ne peux te payer qu’une table dans un atelier partagé, ou peut-être même pas de studio du tout. L’Internet est ainsi devenu une force d’influence majeure pour les artistes, comme ce n’est pas cher, accessible et n’occupe pas beaucoup d’espace. Ou alors tu peux te balader dans la rue et trouver quelque chose, un objet avec lequel tu vas faire une pièce. Tu n’as ni l’argent ni l’espace pour faire autre chose.

Mais ce n’est pas seulement les loyers et les espaces, c’est aussi la culture ou les mentalités qui sont importantes. L’efficacité suisse est réputée, c’est presque un cadre de base pour la plupart des gens ; par contre, on a du mal à forger des projets qui seraient à première vue inefficaces, comme par exemple construire la tour la plus haute du monde. Ce n’est pas largement accepté dans notre société de faire des trucs exagérés. Côté anglais, ils ont cette tradition aristocratique – qu’on peut bien sûr critiquer pour des raisons sociales –, mais cela a aussi produit une plus grande acceptation des caractères excentriques – j’ai l’impression que c’est accepté comme une manière d’être anglaise.

Pour résumer : à Zurich, j’ai de l’espace et accès au savoir-faire des manufactures européennes ; à Londres, j’ai accès aux gens et aux réseaux qui me sont aussi nécessaires pour exister. Déjà, au niveau de l’échange des idées, Londres est extrêmement ouverte et prête à la critique. Cependant, la Suisse a cette particularité de posséder une scène artistique très riche pour la taille du pays. La tradition de mécénat et la richesse du pays te donnent cette possibilité qui n’existe quasiment nulle part ailleurs, celle des bourses et des résidences.