Pierre Keller

Invité pour un workshop avec les étudiants de Design Graphique, Pierre Keller est revenu dans l’école qu’il a dirigée de 1995 à 2011. L’occasion pour nous de l’interroger sur son parcours et les ingrédients constitutifs d’une école d’art aujourd’hui.

Propos recueillis par Selma Farhan, Pauline Mayor et Loïc Volkart
Bachelor Design Graphique

Photographies de Thaddé Comar et Julien Deceroi
Bachelor Photographie

OfflineVous avez été directeur de l’ECAL pendant une quinzaine d’années, comment est-ce arrivé dans votre parcours ?

P. KellerMoi, je n’ai pas terminé mon collège et je n’ai jamais fait de gymnase, mais j’ai fini professeur à l’EPFL… Vous voyez, ça ne veut rien dire. Mais on apprend bien sur le tas, en voyant du monde !

OfflineAvez-vous eu un mentor ?

P. KellerJ’ai eu un mentor fantastique : j’ai travaillé durant vingt ans avec Jean Tinguely ; c’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier pour aller voir des choses à droite, à gauche. Puis j’ai rencontré Claude Nobs [directeur du Montreux Jazz Festival, ndlr], qui m’a appris comment on reçoit les gens et comment on les attrape – et on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.

OfflineComment avez-vous rencontré Tinguely ?

P. KellerC’était en 1971, je revenais d’Amérique et je n’avais pas hâte de rentrer en Suisse. Du coup, je me suis arrêté à Paris, Amsterdam, Londres. A Paris, l’hôtel de Rothschild présentait une exposition de Tinguely. Je ne connaissais pas très bien son travail, mais je lui ai dit : monsieur Tinguely, j’ai vu beaucoup d’artistes et de musées, mais vous êtes le plus exceptionnel, et j’adore que vous soyez fribourgeois, je trouve ça fantastique ! Il m’a dit : bon, on travaille ensemble ? J’ai répondu : mais je fais quoi ? Il m’a dit : rien, bien sûr ! Ensuite, j’ai fait beaucoup d’éditions de lui et de Niki de Saint Phalle, beaucoup de gravures. On en faisait 250 exemplaires, je payais l’addition et on se partageait le tirage. Elles se vendaient 1 000 CHF pièce. Et avec Keith Haring, c’était la même chose.

Keith Haring et Pierre Keller, Montreux Jazz Festival 1983, photographie de Jacques Straesslé

Keith Haring et Pierre Keller, Montreux Jazz Festival 1983, photographie de Jacques Straesslé

OfflineIl était déjà connu quand vous l’avez rencontré ?

P. KellerNon, très peu, un article était paru dans le Village Voice, mais il était alors « graffiteur ». Puis j’ai rencontré Andy Warhol, Gordon Matta-Clark (le fils du peintre Roberto Matta), qui faisait des déconstructions de maisons en découpant des murs, puis j’ai connu Nam Jun Paik… Bref, toute la scène new-yorkaise du moment.

OfflineVous étiez à la Factory ?

P. KellerOui, bien sûr. Je devais ramener les tableaux de Warhol pour une galerie en Suisse. On s’est vus et revus avec Warhol, c’était quelqu’un de fantastique, tout à fait abordable ! Puis il a fait l’affiche de Montreux avec Keith Haring, donc j’y suis de nouveau retourné.

OfflineEt Basquiat ?

P. KellerOui, Basquiat, bien sûr ! Il devait aussi faire l’affiche de Montreux, mais à chaque fois ça capotait… parce qu’il s’était dopé ou était au lit, ou avait disparu… C’était très compliqué.

OfflineVous possédez également une collection d’œuvres d’art…

P. KellerMa première pièce, je l’ai achetée en Italie, à 20 ans, c’était une sérigraphie de Fontana. J’ai aujourd’hui 600 tableaux et j’aime collectionner.

OfflineVous n’avez jamais eu de soucis d’argent ?

P. KellerSi, tout le temps ! J’ai été chauffeur de taxi à Lausanne, je devais me débrouiller, je faisais du graphisme pour quelques clients. Mais je ne me suis jamais plaint. Il ne faut jamais se plaindre, ça fait trop plaisir aux gens qui ne vous aiment pas.

J’achetais toujours trois œuvres, une que je vendais tout de suite pour pouvoir me payer les trois ; une autre que je gardais et que je vendais assez cher une fois que la cote montait ; la troisième, la plus belle, je la gardais. Et maintenant je suis emmerdé parce que j’en ai 600 et que ça prend de la place !

OfflineComment avez-vous commencé votre collection ?

P. KellerJe ne peux pas simplement aller voir les choses, il faut que je les possède. Donc j’avais un principe très simple : j’achetais toujours trois œuvres, une que je vendais tout de suite pour pouvoir me payer les trois ; une autre que je gardais et que je vendais assez cher une fois que la cote montait ; la troisième, la plus belle, je la gardais. Et maintenant je suis emmerdé parce que j’en ai 600 et que ça prend de la place ! Mais je vais faire une exposition au musée Jenisch, en 2018, je pense : « Collection d’un petit collectionneur vaudois ». Aujourd’hui encore je vends pas mal, surtout des éditions, des Luginbühl, Castelli, Sylvie Fleury aussi, j’ai toute une collection d’estampes. Pour l’architecture aussi, j’ai des Sartoris, des Botta…

OfflineSi vous deviez choisir les dix œuvres de votre vie ?

P. KellerDe ma collection ? Le petit Keith Haring, que j’ai acheté 20 dollars ; deux dessins de Balthus, qui était cher à l’époque, mais j’avais de l’argent ; une peinture de Max Bill ; une grande installation d’Armleder – je l’ai à l’ECAL parce qu’elle mesure 6 mètres de long et que ce n’est pas possible ici, il faudrait que j’achète un loft à Lausanne, avec une partie bien rangée et une autre avec rien, une table, des chaises, une petite cuisine et des murs blancs – ; 100 lettres de Tinguely – l’une est superbe, il me dit : « Elle est belle la vie avec un copain comme toi. » Quand je suis triste, ça m’arrive rarement, je vais voir le dessin et je vais tout de suite mieux !

OfflineQuelle relation entretenez-vous avec ces artistes ? Une relation de travail ?

P. KellerCe sont tous des amis, autrement je n’achète pas ; comme pour les artistes arrogants ou prétentieux, je ne veux pas les avoir. Puis toutes les œuvres me rappellent un moment particulier. Mais j’achète aussi beaucoup pour des clients : je fais une photo, j’ai le ok 10 minutes après, et j’achète tout de suite.

OfflinePour revenir à l’ECAL, avant d’en devenir le directeur, vous étiez enseignant. Comment cela a influencé votre manière de diriger une école ?

P. KellerJ’ai enseigné au collège d’Aigle, au gymnase du Bugnon, mais pas à l’ECAL, où je n’ai été que directeur. J’ai toujours fait venir des gens, pour m’accompagner, pour parler ; déjà au collège d’Aigle, j’avais invité Christo « l’emballeur ». Puis au gymnase du Bugnon, j’ai fait venir des artistes, des critiques d’art, des directeurs de musée… Harald Szeemann, Edy de Wilde du Stedelijk à Amsterdam, le curateur Jean-Christophe Ammann, des architectes, Mario Botta et Bernard Tschumi… et donc on faisait un truc un peu à part, un peu free.

OfflineJusqu’à David Bowie ?

P. KellerOui, David Bowie ou Hans Ulrich Obrist de la Serpentine Gallery à Londres, ou Jean de Loisy, qui dirige aujourd’hui le Palais de Tokyo à Paris.

OfflineMise à part votre invitation, quelle était la motivation de ces personnalités pour venir au collège du Bugnon ?

P. KellerC’était des amis ! Je sévissais dans le métier depuis 1961, j’ai fini l’ECAL en 1965 et je suis parti en Italie, où j’ai rencontré beaucoup de monde, des artistes comme Fontana, puis je suis allé à Londres, au Canada, aux Etats-Unis… et surtout à New York. Parce qu’avant l’enseignement, j’avais un travail personnel avec des polaroïds, Kilo-Art – vous connaissez le livre bleu ?

Haras de Cluny, Pierre Keller, 1988

Haras de Cluny, Pierre Keller, 1988

OfflineOui ! (En chœur)

P. KellerMaintenant, on fait un gros livre chez Patrick Frey à Zurich, 400 pages sur tous mes polaroïds, ça s’appelle Pierre Keller – My Colorful Life, avec une exposition. En fait, je recommence ma carrière ! J’étais à Cuba et j’ai fait des travaux, c’est intéressant de toujours travailler… Mais au moment d’entrer à l’ECAL, en 1995, j’ai arrêté, parce qu’on ne peut pas tout faire, artiste et directeur d’école. L’ECAL était alors située à l’Elysée et à Bussigny, où j’ai commencé à faire venir des intervenants. J’allais par exemple au Royal College à Londres et je faisais mon marché ; je regardais les gens qui m’intéressaient déjà en interaction design et graphisme, et je leur mettais un petit mot : « demain j’aimerais bien vous voir au Méridien à Piccadilly, venez prendre le petit-déjeuner avec moi », puis un autre déjeuner puis un autre… et je leur proposais de venir deux jours par semaine ou une semaine par mois. On a réussi à faire venir des gens incroyables ! Des gens qui reviennent maintenant. Paolo Roversi, Ludovic Balland, c’est moi qui les ai engagés, des Suisses allemands, comme Cornel Windlin, c’était vraiment un truc bien…

OfflineUne autre école vous a-t-elle influencé ?

P. KellerAlors… Je vais vous raconter une histoire. Vous êtes française ? qui est français ici ? personne ? Bon, c’est dommage… Quand je suis arrivé ici, je me suis dit que j’allais essayer de faire un inventaire de ce qui se passait dans toute la région, depuis Strasbourg, Bâle, Mulhouse, Lyon, Grenoble… jusqu’à Lausanne et Genève. J’ai organisé un meeting avec les directeurs d’école pour essayer de ne pas se marcher dessus. Mais avec les Français, c’est impossible, parce que c’est la course au sac et le premier qui arrivera à Paris… On a fait une réunion, je crois que j’ai eu trois directeurs d’école sur les quinze que j’avais convoqués, donc j’ai tout de suite compris que c’était foutu.

OfflineDonc ce n’était pas avec les Français…

P. KellerNon. Mais bien avant – je ne savais pas encore ce qui allait se passer ensuite – j’ai eu une bourse d’une année au Canada et mon but était d’aller y visiter toutes les écoles d’art ; j’y ai rencontré des artistes, des architectes… Ça m’a rendu service par la suite, quand je suis devenu directeur, car j’ai pu faire venir tous ces artistes. Parce que je trouvais bien que les écoles d’art et de design se mettent en contact avec des gens qui font le métier, plutôt qu’avec des gens qui blablatent sur le métier… J’ai aussi essayé de travailler avec des enseignants en France, à Bordeaux ou Marseille, qu’on invitait dans les jurys. Avant, c’était incestueux, toujours des gens de l’ECAL… Alors j’ai ouvert à tout le monde. Puis j’ai pensé qu’on ne pourrait pas continuer à travailler comme ça, j’ai commencé à dire : il faut aller voir ailleurs. Je suis allé en Angleterre, à Eindhoven, qui m’a aussi beaucoup inspiré. Après, j’ai pensé qu’il fallait encore aller voir ailleurs ; on a fait une super exposition en Chine qui s’appelait « Swiss Design Now », à Shanghai, Pékin et Guangzhou. C’est là qu’il faut regarder maintenant.

En Design Industriel, ils faisaient de la technique, des prothèses, des machins à foutre le blues… J’ai dit : maintenant, on va faire du design qui ne sert à rien, au moins on ne fait pas de mal et ça va amuser les élèves. C’était vrai, ça les a beaucoup amusés !

OfflineVous interveniez aussi dans l’organisation des enseignements ?

P. KellerOui, par exemple en DI. Ils faisaient de la technique, des prothèses, des machins à foutre le blues… J’ai dit : maintenant, on va faire du DI qui ne sert à rien, au moins on ne fait pas de mal, ce ne sera pas ennuyeux et ça va amuser les élèves. C’était vrai, ça les a beaucoup amusés !

OfflineComment choisissiez-vous vos équipes ?

P. KellerJ’ai toujours voté pour les jeunes. Je me souviens d’une conférence que j’ai donnée au Liban, où je leur ai dit : foutez-moi dehors ces vieux professeurs ! Vous devez être up to date ! Les profs étaient fous de rage, mais les élèves applaudissaient ! C’était un peu démago… mais c’était vrai, il faut bosser avec les techniques dont on dispose aujourd’hui ! N’oubliez pas que quand j’ai fait l’école, on n’avait pas d’ordinateur, on faisait tout au dessin, à la main ! A l’époque, l’âge moyen des enseignants de l’ECAL c’était 30 ans même pas… C’est peut-être un peu incestueux – parce qu’on prend des élèves qui sortent directement de l’ECAL –, mais ils sont bons, alors il ne faut pas les laisser aller à Genève, c’est ridicule. Parfois, il arrive qu’un professeur soit détesté, mais bon, il faut savoir passer outre, certaines personnes qui ne sont pas forcément sympathiques apportent néanmoins beaucoup à l’école.

OfflineComment vous y êtes-vous pris pour rendre l’ECAL célèbre ?

P. KellerJ’ai fait commis voyageur ! Je suis allé dans tous les pays, je présentais l’ECAL, j’ai accepté beaucoup de jurys, de conférences, des workshops, au Mexique, à New York ; personne ne connaissait l’ECAL bien entendu. Mais on a commencé à lire des articles, de Paola Antonelli du MoMA, par exemple, ou d’Alice Rawsthorn qui parlait de cette école de Lausanne que tout le monde voulait venir voir, parce que ce n’était pas possible, à Lausanne… Quand je suis arrivé, il y avait 147 étudiants, il y en a près de 600 aujourd’hui.

OfflineLe meilleur et le pire souvenir de l’ECAL ?

P. KellerLe meilleur souvenir, c’est le jour de l’inauguration. C’était incroyable, j’ai fait lever les gens et chanter « Vaudois, un nouveau jour se lève » ! Pour les plus mauvais jours… bon, il y en a eu, mais ça ne m’a jamais trop affecté… Moi, quand on m’emmerde, ça me donne de l’énergie !

OfflineMalgré votre succès avec l’ECAL, avez-vous un regret ?

P. KellerAh oui ! J’aurais voulu continuer encore dix ans ! Mais maintenant je fais des workshops à Cuba ; on en a fait un à Fukushima, avec des étudiants de l’ECAL et des étudiants japonais. J’ai toujours poussé les étudiants à foutre le camp, à aller ailleurs… déjà, en Suisse allemande, les étudiants ne voulaient pas y aller, jamais. Alors il fallait vraiment avoir du courage pour leur dire : mais partez, s’il vous plaît, partez !

Ben Vautier. Copier, 1996. Livre dédicacé, collection Pierre Keller
Ben Vautier. Copier, 1996. Livre dédicacé, collection Pierre Keller
Ben Vautier. Copier, 1996. Livre dédicacé, collection Pierre Keller