Philippe Jarrigeon

Les natures mortes mais aussi la mode. Des éditos mais aussi des expositions. Paris et New York. Philippe Jarrigeon n’aime pas être enfermé. Retour sur les étapes qui le séparent de sa sortie de l’école, en 2006.

Propos recueillis par Angelo Cirimele, Professeur

Images de Philippe Jarrigeon

OfflineTu as été diplômé de l’ECAL en 2006. Comment se passe ta sortie de l’école, quels sont tes premiers choix ?

P. JarrigeonA la sortie de l’école, je m’étais donné deux ans pour vivre de ma photographie. Si ça ne marchait pas, j’étais prêt à changer de voie, probablement pour un master en management à l’IFM. Après mon diplôme, je décide assez vite de rentrer en France ; de toute façon, j’avais reçu une lettre du canton me notifiant que je n’avais plus de permis de séjour… donc, direction Paris. Pas de projet précis mais, bien qu’étant diplômé en photographie, j’avais un bagage en communication visuelle et je fais vite des stages dans plusieurs magazines.

OfflineComment ça se produit ?

P. JarrigeonJ’entends parler d’Intersection, qui prépare une version française, pour laquelle ils cherchaient quelqu’un de junior à la maquette ; je saute sur l’occasion. Je travaille sous la tutelle très lointaine de Yorgo Tloupas, qui était à Londres à ce moment-là, et avec l’équipe de Blast. Ça a duré environ trois mois.

OfflineTu y as croisé du (beau) monde ?

P. JarrigeonC’était un milieu particulier à Blast… J’étais dans le bureau d’Eric Dahan [qui chroniquait à l’époque les nuits parisiennes pour Libération, entre autres, ndlr]. Avec une copine, qui faisait un stage dans le bureau voisin, on récupérait les invitations dans la poubelle pour aller aux vernissages et aux fêtes ; on s’est constitué notre premier réseau comme ça. Puis j’y ai rencontré Michel Mallard, qui était alors le DA du Festival d’Hyères pour la photo.

OfflineTu étais payé à l’époque ?

P. JarrigeonOui… à coup de cailloux ! Et plutôt des cailloux français, donc c’était assez difficile, mais très drôle aussi. On vivait avec rien, mais on était surmotivés. On s’est retrouvés projetés dans une aventure, à devoir monter les premiers shootings… J’ai aussi croisé Charlotte Collet, une styliste avec qui je partage aujourd’hui des bureaux, et qui a aussi fait son chemin.

OfflineTu as besoin d’un studio pour faire tes images ?

P. JarrigeonJe n’avais pas de studio photo, je vivais dans un appartement de 20 mètres carrés… où j’ai fait beaucoup d’images. Dès qu’on me proposait un projet plus ambitieux avec un minimum de budget, on louait un espace.

OfflineEt après Intersection ?

P. JarrigeonJe présente le Festival d’Hyères en 2008. C’est Michel Mallard qui m’invite à le faire, bien que mon dossier n’ait pas retenu l’attention l’année précédente. Je suis cette fois sélectionné parmi les dix candidats, et surtout je peux assumer le fait d’être photographe et plus seulement graphiste ou DA.

OfflineTu as été lauréat ?

P. JarrigeonNon, je participe, mais je ne gagne jamais les concours… Pendant les trois jours du festival, je rencontre néanmoins pas mal de gens, dont le directeur du Fotomuseum de Winterthur, qui m’invite à participer à une exposition qui aura lieu six mois plus tard. Je fais la connaissance aussi de quelques directeurs artistiques et, rapidement, je commence à faire des images pour Libération, Jalouse… C’était pour les avant-textes, pas des séries, mais je décide alors d’abandonner le graphisme. A la suite de quoi je rencontre mes premiers clients, parce que travailler pour des supports éditoriaux c’est intéressant, mais ça ne nourrit pas son homme et il fallait payer le loyer du studio de 20 mètres carrés…

OfflineQuel type de client ?

P. JarrigeonL’IFM, Nelly Rodi…

OfflineJ’ai l’impression que ton réseau se construit par cercles concentriques : Intersection, Hyères, puis les choses s’enchaînent presque naturellement, en l’espace de deux ans…

P. JarrigeonOui, ça a été assez rapide finalement. Hyères a confirmé une posture et m’a installé comme jeune photographe de l’ECAL qui venait à Paris.

OfflineQu’est-ce que les gens entendent alors par là ?

P. JarrigeonQuelqu’un qui sait faire des images, qui a une approche éditoriale et donc aussi commerciale.

OfflineTu as longtemps été considéré comme un photographe de nature morte.

P. JarrigeonJ’ai toujours trouvé ça débile ; je suis photographe. Je fais des images avec des objets, mais ça ne m’enferme pas pour autant. Aujourd’hui, le message est passé, mais ça n’a pas été sans peine.

OfflineTu crées aussi des images de mode. Comment ce changement s’est-il opéré ?

P. JarrigeonAssez naturellement… Je l’explique facilement : après avoir dû produire des images qui « tenaient » dans un 20 mètres carrés, j’ai eu envie d’espace. L’histoire aurait été sûrement différente si j’avais occupé un loft dès le début !

OfflineOn te propose de faire des images de mode ou c’est à toi de le suggérer ?

P. JarrigeonJ’en parle avec Eric Pillault, qui designe alors Jalouse (et que je retrouverai ensuite à M, le magazine du Monde), mais je n’ai pas envie de m’enfermer dans la photo de mode non plus. C’est à ce moment que naît l’idée de créer le magazine Dorade, en 2008.

OfflineTu te lances donc, avec Sylvain Menétrey, dans l’édition d’un magazine, ce qui représente un travail assez lourd…

P. JarrigeonOui, c’est monstrueux… Mais on dispose d’une telle énergie après ces années d’école qu’un projet de magazine ne nous effraie pas. Je suis de la même promotion que Florence Tétier et Florian Joye, qui lanceront Novembre, en 2010. Pour Dorade, on n’avait pas du tout conscience de ce que ça impliquait, mais c’était très bien et on ne regrette pas.

OfflineComment résumerais-tu ce projet ?

P. JarrigeonOn a commencé Dorade sur un coup de tête. On voulait prendre le contrepied de ce que nous demandaient des magazines classiques : pour les interviews, on donnait la parole aux robes et non aux créateurs, on allait photographier une robe sur dix personnes et pas dix robes sur une personne ; on essayait de bouleverser ces systèmes-là. L’idée n’était pas de faire un magazine de mode, mais de produire une recherche sur la forme, un collage entre des textes très intellectuels – qui parlent de chiffons dans les années 1970 par exemple – et des images moins commerciales.

Pour rencontrer les gens avec ton portfolio de photographe, tu vas mettre dix ans parce qu’il y a beaucoup de photographes, qu’il faut être présenté par les bonnes personnes, ce qui n’est pas toujours évident. Mais si tu proposes à ces gens de participer à ton projet, tu vas les rencontrer plus facilement.

OfflineComment gérez-vous l’aspect économique ?

P. JarrigeonOn a lancé la revue avec une économie zéro ; on avançait pas à pas, on a sauté l’étape du numéro zéro et le premier numéro s’est fait assez naturellement. Bon, je me suis vite retrouvé très endetté, mais c’était quand même génial ! Ce qui m’a poussé, c’est de me dire : pour rencontrer les gens avec ton portfolio de photographe, tu vas mettre dix ans parce qu’il y a beaucoup de photographes, qu’il faut être présenté par les bonnes personnes, ce qui n’est pas toujours évident. Mais si tu proposes à ces gens de participer à ton projet, tu vas les rencontrer plus facilement. De même que si tu attends d’être invité à dîner chez quelqu’un, ça n’arrive jamais ou trop tard, alors que si tu l’invites, il vient…

OfflineEt donc ?

P. JarrigeonOn a rencontré plein de gens : d’autres photographes, des stylistes, des commissaires, des directeurs de musée… On s’est construit notre propre réseau avec une autre casquette que celle de « jeune photographe de nature morte » ou « jeune journaliste ».

OfflineCombien de numéros de Dorade ?

P. JarrigeonAujourd’hui, cinq, avec une périodicité souple… Parce qu’on a opté pour une revue et non un format mensuel avec des rendez-vous, des rubriques… C’est davantage un projet d’exposition en format papier, qui peut évoluer de manière plus souple. Maintenant, c’est devenu un projet parmi tant d’autres et on ne peut plus y consacrer autant de temps.

OfflineAu fait, tu n’as jamais assisté de photographe ?

P. JarrigeonNon, à regret… Enfin, soyons précis, j’ai assisté trois jours Natacha Lesueur dans son atelier, vraiment à la sortie de l’école. Mais jamais en studio photo.

OfflineQue regrettes-tu ?

P. JarrigeonJ’aurais bien voulu savoir comment les photographes travaillent en studio, comment ils se comportent avec leurs assistants, les clients… Au début, j’étais plein de complexes, je ne savais pas si j’avais la bonne posture. C’est très politique un studio photo !

OfflineTu parles toujours de studio… Tu ne shootes jamais en extérieur ?

P. JarrigeonC’est très rare. J’aime bien l’artificiel, les images construites, et partir de la page blanche ; c’est dans mon esthétique. Après, dans ma méthode de travail, j’essaye sans cesse de me remettre en question (d’où cette résistance aux casquettes), et récemment je pensais commencer un travail en noir et blanc, ce que je n’ai jamais fait.

OfflineAvec qui échanges-tu sur la manière dont ton travail évolue ?

P. JarrigeonJ’ai une relation très proche avec mes agents. Mais on ne va pas forcément parler de toutes les névroses qui font le tempérament d’un photographe, ce seront plutôt des considérations commerciales, on échange sur les directions à prendre en termes de stratégie, de positionnement, sur les types de projets qu’il faudrait développer…

J’aime bien la politique, donc je m’amuse beaucoup aussi. Je trouve intéressant de résoudre des problèmes, de devoir défendre un choix esthétique et de voir comment il va pouvoir aller à tel endroit par quel moyen. Ce métier, je le vois comme un jeu de société.

OfflineTu veux dire des projets éditoriaux ?

P. JarrigeonOui, ils sont de très bon conseil sur le sujet : ce qu’il faut accepter ou refuser.

OfflineÇa veut dire que les projets éditoriaux que tu peux faire sont « stratégiques » ?

P. JarrigeonOui. Mais j’aime bien la politique, donc je m’amuse beaucoup aussi. Je trouve intéressant de résoudre des problèmes, de devoir défendre un choix esthétique et de voir comment il va pouvoir aller à tel endroit par quel moyen. Ce métier, je le vois comme un jeu de société.

OfflineOn imagine pourtant les projets éditoriaux comme étant plus libres.

P. JarrigeonDisons qu’on peut davantage expérimenter, contrairement aux projets commerciaux, qui sont très encadrés et où l’idée ne vient pas nécessairement du photographe. Il y a ce que j’appelle « la farandole des PPM » [pré-préparation meeting ou pré-production meeting, ndlr], des réunions où on discute de tout, mais les images sont déjà décidées.

OfflineA partir de moodboards ?

P. JarrigeonOui, c’est un outil qu’on rencontre souvent, soit que l’agence l’apporte, soit qu’on en compose un pour orienter l’image.

OfflineTon parcours est jalonné de rencontres. Comment te retrouves-tu à réaliser les images de l’album de Snoop Dogg ?

P. JarrigeonC’est très mystérieux les rencontres ! Mais dans ce cas, j’étais allé à Londres faire le portrait de Pharrell Williams pour Obsession [supplément du Nouvel Obs devenu O], je n’avais qu’une demi-heure. Ça dure 20 minutes, ça se passe bien, même si on n’a pas vraiment eu le temps de faire connaissance. Six mois après, Pharrell et Snoop travaillent ensemble sur un album, le premier se souvient d’un jeune photographe qui a fait son portrait pour un magazine, et ils font appel à moi.

OfflineQuels sont tes clients en ce moment ?

P. JarrigeonJe travaille pour Chanel, leur ligne de maquillage notamment, pour laquelle je viens de réaliser un film et une campagne print. C’est un beau projet, mais avec beaucoup d’enjeux ! Sinon, je fais aussi des images pour André.

OfflineLe clubber ?

P. JarrigeonNon, le chausseur… J’adore ce projet, qui consiste à tirer vers le haut des marchés très populaires.

OfflineTu donnes parfois des cours à l’ECAL, c’est de la nostalgie ? Qu’est-ce qui t’intéresse ?

P. JarrigeonJe n’ai aucune nostalgie estudiantine, mais ce que j’apprécie beaucoup à l’ECAL, c’est de pouvoir mener à bien des projets que je ne pourrais faire ailleurs, et surtout ça m’aide à théoriser mon travail. A côté de tous les projets commerciaux, c’est important de pouvoir se dire que faire une image de vernis à ongles, ce n’est pas simplement vendre son âme au diable ; cela peut engager un enjeu artistique voire philosophique. Et ça peut être exprimé et théorisé grâce à l’école.

OfflineEt Dorade, ça joue aussi ce rôle « d’hygiène créative » ?

P. JarrigeonC’est ça : j’ai mon yoga et ma Dorade

OfflineQue t’a apporté l’école ?

P. JarrigeonUne certaine rigueur de travail. Un intérêt réel pour la photographie, ce qui n’était pas évident au départ.

OfflineQue lui manquerait-il ?

P. JarrigeonJ’aurais bien aimé que l’école se rapproche plus de la mode. Avoir un regard sur ce que sont la mode et sa représentation pourrait être très utile aux étudiants. Sinon, quand je vois les étudiants au sortir de l’école, j’ai l’impression qu’ils sont un peu déconnectés de la réalité – j’étais pareil… Mes stages, je les ai faits pendant six mois après le diplôme et il aurait pu être bien de les intégrer dans le cursus. Par exemple, envoyer tous les étudiants de photo durant un mois l’été dans un studio à Paris, New York ou Londres, ça leur permettrait d’envisager leur diplôme de manière très différente. Je pense que c’est bien d’avoir déjà un premier contact avec le milieu professionnel avant d’y entrer vraiment.