Il existe de nombreux échos entre la démarche de Peter Saville et le travail de Philippe Decrauzat, à qui nous avons demandé quel regard il portait sur le graphiste britannique.
Propos recueillis par Cyane Findji & Lise De Martino
Bachelor Arts Visuels
OfflineQuelle place occupe le graphisme dans vos références ?
P. DecrauzatLe graphisme est important, pas tant parce qu’il est lié à une activité en soi ou à des graphistes en particulier, mais plutôt en tant qu’outil potentiel – comme un magazine ou un article.
OfflineC’est l’idée de la communication qui vous intéresse dans le graphisme ?
P. DecrauzatJe m’intéresse à une image parce qu’elle circule. Il m’arrive parfois d’être attiré formellement par un détail, un effet ou un jeu, mais la plupart du temps, c’est par une image ou un élément, car j’y vois une circulation. Une image me rappelle une histoire, elle s’ouvre à d’autres références…
OfflinePour Peter Saville, le « graphisme » – essentiellement un phénomène du xxe siècle – découlerait des importants courants artistiques de la fin 1800 et du début 1900, notamment d’œuvres comme Carré noir sur fond blanc de Malevitch. Peinture et graphisme sont-ils pour vous à ce point liés ?
P. DecrauzatOn trouve à un moment donné des gens qui s’occupent des deux choses. L’art appliqué et les beaux-arts peuvent être liés ; je pense à des mouvements historiques comme le Bauhaus. Le fait que Peter Saville les cite et que ce soit assez marquant dans son travail impressionne beaucoup les gens qui le découvrent pour la première fois. Tout à coup, il articule cette histoire, en reprenant par exemple une mise en page de Depero pour une pochette de New Order. D’ailleurs, Depero est à la fois un artiste et un graphiste lié aux avant-gardes ; il a travaillé pour Campari et a même réalisé du mobilier. Et c’est aussi l’un des futuristes les plus violents. Saville a donc cherché une figure politiquement incorrecte ; il part des avant-gardes, parfois même remonte bien avant. Est-ce lié ? Oui, de manière un peu lointaine… Si on pense à toute la production punk qui précède, c’est visuellement autre chose. Les références sont d’ailleurs articulées de façons totalement différentes. J’ai l’impression que dans le travail de Saville, il y a, à chaque fois, une sorte de contrecoup. Il prend la démarche un peu à l’envers, et si on gratte un peu, on réalise qu’il y a vraiment des tiroirs. Typiquement, c’est assez fascinant de prendre pour référence Depero à cette époque-là. J’ai découvert le travail de Depero en même temps que j’écoutais New Order. Pour ma génération, ces deux choses faisaient déjà partie du passé. Et c’est intéressant finalement de découvrir Depero par New Order et par Peter Saville.
Saville s’amuse à mettre tout au même niveau : le nom du groupe n’est pas plus important que celui de la typographie utilisée
OfflineComme la pochette d’Unknown Pleasures de Joy Division. En faisant des recherches, j’ai découvert que l’image existait déjà, alors que toute notre génération l’a découverte grâce à Peter Saville.
P. DecrauzatJustement, j’ai fait cette démarche. Je suis tombé sur un article, en 2001, il n’y a pas vingt ans… dans une revue scientifique américaine, où l’image du pulsar a été éditée pour la première fois. A vrai dire, je pensais que c’était le sujet de l’interview, car à un moment donné j’ai réédité cette image comme un poster, une édition. Ce projet était lié à une espèce de label d’édition que nous avions créé avec d’autres artistes comme Francis Baudevin et Stéphane Daflon. Le but était de mettre des références qui nous étaient importantes et qui allaient raconter une histoire liée à notre travail par un biais détourné. C’est pour cette raison que j’ai réalisé cette édition à partir de cette image de la wave, trouvée un peu par hasard dans Scientific American. Ce qui était très naïf de notre part, car ce poster nous en avions fait une jolie sérigraphie en couleurs, assez chic… Mais au final toutes ces recherches sont aujourd’hui d’une banalité assez accablante, il suffit de taper deux mots sur Internet pour trouver tout ça. Scientific American était une source très importante dans mon travail et l’est restée. En effet, d’autres couvertures m’ont inspiré pour des séries de peintures ou m’ont aidé à contourner l’histoire de l’art en allant voir du côté scientifique, du côté d’une science racontée pour un public très large. En procédant à ce travail, je me suis d’ailleurs rendu compte que beaucoup d’artistes avant moi l’avaient naturellement fait, par exemple Robert Smithson ou Gustave Metzger, qui part d’un article sur les cristaux liquides pour réaliser certaines de ses pièces. De plus, ce magazine a des qualités visuelles hallucinantes ; tous les dessins et toute la production graphique sont vraiment étonnants.
OfflineSaville illustre bien ce lien graphisme–peinture en citant des tableaux comme Un panier de roses d’Henri Fantin-Latour pour la pochette de Power, Corruption and Lies [New Order]. Vous arrive-t-il aussi d’avoir recours à des citations aussi assumées ?
P. DecrauzatOui, très souvent. Après, elles sont assumées. Mais j’essaie toujours de les détourner d’une certaine histoire de l’art. J’aime bien aussi les références très saturées, alors qu’il me semble que Peter Saville va chercher des choses plus étrangères pour les générations à qui il s’adresse. D’ailleurs, il nous sort un Latour, après un pulsar, et après Depero ; c’est une gymnastique assez difficile ! Alors que j’aime bien construire des généalogies. De plus, ma façon de citer des références peut être très frontale, la reconnaissance est souvent évidente. Cependant, il n’est jamais question d’appropriation, bien plutôt d’une idée liée à la question de l’image trouvée.
OfflinePower, Corruption and Lies est d’ailleurs son œuvre la plus totale, le travail dont il est le plus satisfait. Qu’en pensez-vous ? Est-ce pour vous aussi son projet le plus intéressant ?
P. DecrauzatJ’aime l’idée du corpus. Après, j’aime beaucoup la pochette pour Section 25 (la jaune, avec les titres écrits et le nom de la typographie). Je trouve que cette pochette fonctionne comme une boîte, un insert. De plus, la couverture est aussi imprimée à l’intérieur et se déplie, même la quatrième du disque est complètement investie. C’est très chargé, très beau dans cette idée « je vais tout vous raconter, vous donner toutes les références ». D’ailleurs, Saville s’amuse à mettre tout au même niveau : le nom du groupe n’est pas plus important que celui de la typographie utilisée. Je trouve cette mise à niveau vraiment intéressante.
Il a toujours mis son propre travail. Et il a toujours fait son travail en utilisant le travail des autres.
OfflineSelon vous, pourquoi Saville est-il aujourd’hui à ce point reconnu et décrit comme un graphiste vraiment singulier, qui remplit d’ailleurs les auditoriums lors de ses conférences – comme ce fut le cas le mois dernier à l’ECAL ?
P. DecrauzatBeaucoup de gens pour qui il a travaillé sont aujourd’hui nettement moins connus que lui ! A vrai dire, on ne sait jamais vraiment pourquoi quelqu’un devient aussi emblématique. C’est peut-être qu’il a très peu mis, voire jamais, les membres des groupes sur les disques qu’il a réalisés. Il a toujours mis son propre travail. Et il a toujours fait son travail en utilisant le travail des autres. On a donc oublié les autres têtes. Pour une pochette de Section 25, il a même mis les copines des membres du groupe en couverture, et pas les gars…
OfflineDans cette même idée, de ne jamais mettre les visages des membres d’un groupe sur une pochette, un article parlait d’une volonté de coder et de cacher ces informations comme dans l’alphabet de couleurs qu’il a créé…
P. DecrauzatIl y a de ça dans toutes ses pochettes. A chaque fois, il utilise un nouveau langage visuel qui déstabilise. On va se demander pourquoi il a choisi cette image ou quel est le lien avec le groupe. Rien que cet effort est intéressant. Au fond, ce n’est pas un rapport illustratif, donc ça demande une lecture active ; le spectateur doit recomposer l’énigme. Saville rejoue ce procédé avec un autre album de Section 25 figurant un paysage avec des poteaux colorés.
OfflinePensez-vous que cette nécessité de résoudre une énigme inscrive ces pochettes dans nos esprits ?
P. DecrauzatJe pense. Je vois vraiment une sorte de problématique entre émission et réception, on est entre les deux : au niveau du signal. Au fond, ce signal est simplement lié à la circulation des images. Dissimuler des textes, créer des alphabets colorés ou coder, c’est vraiment lié à cette idée de transmission.
OfflineVotre travail fait donc écho à celui de Saville, puisque vous affirmez que tous deux puisez vos références dans la culture populaire et dans l’art abstrait du xxe siècle ?
P. DecrauzatIl m’a beaucoup inspiré dans ma manière de travailler. Il m’a aussi influencé dans certaines stratégies de « mise à niveau » : tirer une information et essayer de la suivre alors qu’elle n’est pas forcément la plus révélatrice au premier plan ; mettre au même niveau des choses qui semblent hiérarchisées.
OfflineDécelez-vous aujourd’hui des artistes ou graphistes dont la démarche serait héritière de celle de Saville ?
P. DecrauzatGraphistes-artistes ? Je pense à Scott King, qui aujourd’hui est presque davantage directeur artistique. Il a par exemple réalisé une très belle série de représentations graphiques de concerts. Les rapports entre les points changent en fonction du concert, plus les points sont gros, moins il y a de spectateurs. Il choisit de représenter graphiquement les choses, le succès des groupes et de la population des concerts. On retrouve donc aussi dans son travail, comme dans celui de Peter Saville, l’idée de rationaliser l’information, de raconter quelque chose de décalé. Je ne peux pas affirmer que ce soit lié au travail de Saville, mais je pense à lui. Et je pense que Scott King aurait pas mal de choses à dire sur Peter Saville !