Nathalie Herschdorfer

Nous rencontrons Nathalie Herschdorfer alors que Musée des beaux-arts du Locle, qu’elle dirige alors, accueille une exposition autour de Jean Paul Gaultier, dont les images ont été réalisées par des étudiants de l’ECAL en photographie. Depuis, elle a pris la direction de Photo Elysée.

Propos recueillis par Samuel Spreyz
Bachelor Photographie

OfflineLe Musée des beaux-arts du Locle (MBAL) présente des travaux d’étudiant·e·s du Bachelor Photographie de l’ECAL dans le cadre d’un partenariat avec Novembre magazine et Jean Paul Gaultier. Pouvez-vous nous parler de cette exposition ?

N. HerschdorferCela fait dix ans que je m’intéresse à la photographie de mode, j’y prélève des images que je sors du contexte du magazine ou de la campagne publicitaire pour les mettre dans l’espace de contemplation du musée. Ces images sont mal perçues, car commerciales et produites dans un contexte de commande. L’idée du partenariat entre le MBAL, Novembre, Jean Paul Gaultier et l’ECAL était de mettre en avant une nouvelle génération de photographes en formation. Iels apprennent un métier dans ce domaine et s’intéresser à l’univers de la mode et de l’imagerie commerciale, c’est s’intéresser aux attentes qu’a la société de leur pratique photographique.
Le fait de placer cette imagerie commerciale dans un musée permet de voir ces visuels dans un autre contexte. Dans l’espace d’exposition, ces productions disent autre chose. La salle d’exposition ainsi que l’institution ne sont séparées de la société. Cela permet de prendre de la distance par rapport à ces images que nous consommons et qui nous font consommer.

S’intéresser à l’univers de la mode et de l’imagerie commerciale, c’est s’intéresser aux attentes qu’a la société de leur pratique photographique.

OfflineDans la création d’univers visuels de marques qui proposent des vêtements et des cosmétiques, ces entreprises ne jouent-elles pas sur la confusion du grand public à différencier les diverses activités d’une maison ?

N. HerschdorferL’apparition de la vente de parfum par des marques d’habillement a une longue histoire. Gabrielle Chanel lance le N°5 dans les années 1920, et Jean Patou en 1929, pour apporter des liquidités à son activité de haute couture, et Christian Dior crée de son côté « un parfum pour habiller chaque femme d’un sillage de désir et voir surgir de son flacon toutes (ses) robes ». De même que les marques historiques de haute couture ont diversifié leurs activités vers le prêt-à-porter et aussi donc le parfum. Porter un parfum c’est comme porter une idée, une atmosphère en somme, c’est une notion abstraite. Cela permet de basculer dans le monde de la mode auquel on n’a pas accès. Acheter un parfum, c’est s’offrir un univers visuel et, bien sûr, tout cela est véhiculé par les images. En soi, le parfum n’est pas attirant lorsqu’il est sur un étalage, mais ce qui nous pousse à tendre la main vers un produit c’est sa capacité à nous faire rêver.

OfflineDans le développement de ses parfums, Jean Paul Gaultier manifeste néanmoins un certain classicisme : son féminin s’appelle Le Classique, lové dans un corset… féminin, et le masculin Le Mâle, sous les formes d’un torse d’homme. En proposant à des étudiant·e·s une carte blanche, n’est-ce pas l’opportunité pour cette marque de repenser son image pour s’adresser à cette cible de jeunes personnes en train de se déconstruire ?

N. HerschdorferBien sûr, aujourd’hui, on peut se dire que les deux parfums sont dichotomiques. De plus, la marque joue d’une part avec l’idée du corset, et de l’autre avec ce torse de l’homme. Le terme lui-même, Le Mâle, veut dire beaucoup de choses. Mais j’ai l’impression qu’à l’époque, il appuyait ces stéréotypes-là. Plus on tape sur un stéréotype, plus on l’ouvre aussi. Quand on regarde l’imaginaire visuel qui accompagnait ces flacons de parfum, les mâles étaient plutôt féminins, c’était plutôt des hommes maquillés, qui portaient des robes… Si on regarde du côté du flacon pour femme, on peut se dire que c’est très féminin, mais à l’époque on ne défendait plus le corset. Donc reprendre l’idée du corset dans l’histoire de la mode (avec Paul Poiret en 1907 qui en libère justement le corps des femmes), y revenir quatre-vingts ans plus tard, c’était à nouveau jouer avec les stéréotypes, et d’une certaine manière venir les casser. Je pense que jouer avec les stéréotypes lui permettait de les déconstruire. Sortir de cette assignation des corps féminin ou masculin, ce n’était certainement pas encore des questions abordées il y a trente ou quarante ans, au moment où Jean Paul Gaultier se lançait dans l’univers de la mode. Je crois qu’aujourd’hui on est à un niveau différent.

Plus on tape sur un stéréotype, plus on l’ouvre aussi.

OfflinePeut-être que, dans le futur, on lancera des parfums non genrés, ce qui serait cohérent. Mais dans le cadre de ce partenariat avec l’ECAL, les images anticipent peut-être cette tendance et proposent des alternatives et des imaginaires. Les images vont plus vite que le marché du parfum ?

N. HerschdorferPlus que les images, ce sont les gens qui évoluent. Cette problématique du genre était jusqu’à présent limitée à des communautés qui vivaient dans ces questions-là, mais cela restait caché, car la société le mettait de côté. Finalement, on observe en 2022 que ces questions qui touchent l’humain sont devenues beaucoup plus lisibles et visibles parce qu’elles sont portées par la parole des gens eux-mêmes. L’assignation au genre qui nous a été donnée par notre société patriarcale est actuellement en train d’être déconstruite par les gens eux-mêmes. Donc si on revient au parfum, les commerciaux, les marques, cette industrie de la mode qui, avant tout, nous incite à consommer, doit aussi évoluer avec la société, donc elle doit maintenant réfléchir à quel type de groupe elle a envie de s’adresser.

OfflineA propos d’images et d’imaginaires que véhicule une marque, lorsqu’un musée expose de l’art commercial, quelle est sa démarche pédagogique ? Le musée doit-il éduquer le public à l’image puisque dans l’éducation générale les arts visuels sont optionnels ?

N. HerschdorferCette question touche le cœur de ce que je cherche à faire en tant que professionnelle de musée et commissaire d’exposition. C’est-à-dire de pouvoir offrir avec cette plateforme de musée, dans le cadre d’une exposition, une réflexion sur ces images. On parle d’images qui appartiennent au monde de la mode, ce sont des images que beaucoup de gens voient à travers les publicités – auparavant dans les magazines et sur les murs de nos villes, et aujourd’hui sur nos écrans. Mais en réalité, ces images sont vues par énormément de gens, et partout ailleurs, et elles ont en partie formé notre culture. Je pense que les images de mode ont une énorme place dans la culture que les gens consomment. Les gens intéressés par le monde de l’art qui lisent des livres et vont visiter des expositions se sont auto-éduqués à l’art. Mais la plupart des gens n’ont pas appris à lire les images, bien qu’ils en consomment beaucoup.
En tant que commissaire d’exposition et spécialiste de la photographie, il existe deux grandes catégories d’images intéressantes à amener au musée. D’une part ce dont on discute, les images commerciales, par exemple de mode, de beauté, ces images que l’on voit dans la publicité puisque l’on consomme ces produits-là. L’autre catégorie d’images, toute aussi importante, ce sont les images d’actualité. Elles nous parlent par exemple de la guerre en Ukraine et, là aussi, elles sont issues d’une grande tradition. On n’apprend pas à les lire mais, à la façon dont elles sont construites, le plus lisiblement possible, on comprend qui sont les méchants et qui sont les gentils. Quand on va sur le terrain de la guerre, il y a mille façons de la photographier, mais pourtant on ne va retenir que certaines scènes qui sont particulièrement faciles à lire. Je pense que ces deux catégories d’images, commerciales et d’actualité, recherchent à être clairement lisibles, parce qu’au fond, elles ne sont pas accompagnées de légende.

Les images de mode ont une énorme place dans la culture que les gens consomment.

OfflineLe musée a-t-il ce rôle pédagogique ?

N. HerschdorferC’est un rôle pédagogique. Il ne faut pas non plus être trop didactique, mais simplement faire le geste de sortir ces images du support original, par exemple amener l’image de mode au musée plutôt que la voir sur le support sur lequel elle est censée être montrée, Internet ou le papier glacé. Le geste de les sortir permet de faire un pas de côté et les regarder différemment parce que l’on est dans un lieu qui n’est pas une pharmacie ou un grand magasin, donc forcément on ne va pas acheter le produit, mais potentiellement prendre du recul.

OfflineLe grand thème des expositions au MBAL s’appelle « Fluidités ». Aujourd’hui, on est dans cette préoccupation fluide lorsque l’on s’adresse à des personnes jeunes ?

N. HerschdorferOn touche clairement à une question de génération. Je crois aujourd’hui, qu’à propos du genre, de l’assignation à un genre, se dire qu’on n’a pas à y être assigné, qu’on peut choisir son genre, le porter et le définir soi-même, ce sont des questions qui sont générationnelles et qui sont pour moi fascinantes. Certainement, ça a été présent tout le temps, mais nous nous sommes fait imposer un genre à la naissance, dans notre passeport et par la société dans laquelle on évoluait pendant des siècles. Aujourd’hui, on est en train de déconstruire ça. Cette génération dont on parle, notamment les étudiants à l’ECAL, sont en train de porter, à travers leurs projets, ce message de toute une génération. Un message qui s’adresse aussi à ma génération et aux plus âgés. Ça nous bouscule et pour moi il y a un enjeu : on parle de quelque chose de très profond qui est la définition de l’humain et de l’être. Pour ouvrir ces vannes, il nous faut des images, il faut que l’on puisse voir, et certainement les images qui sont produites aujourd’hui autour de ces questions-là vont aider les jeunes de 15-18 ans à se libérer de cette assignation qu’ils auraient eu depuis l’enfance. On a besoin d’images !

OfflineL’art commercial est-il politique ?

N. HerschdorferPour moi, il est politique, oui. Néanmoins, en tant que créateur dans ce domaine, on va très vite être confronté à des blocages, des limitations, qui vont provenir des marques elles-mêmes et de leur politique justement.

Pour déconstruire les images, il faut savoir comment elles sont construites.

OfflineÀ l’ECAL, nous développons une écriture personnelle, artistique, un ADN. Les créateurs vont peut-être pouvoir apporter quelque chose de différent aux marques, plutôt qu’un photographe plus technique en proie à l’ubérisation du métier. Peut-être que la solution pour un photographe est de se développer artistiquement.

N. HerschdorferJe suis d’accord, mais je pense que pour pouvoir le faire, il faut bien comprendre les codes. Et donc ce dont nous discutions tout à l’heure, cette question de lecture des images, de comprendre d’où elles viennent et comment elles sont construites. Il y a un enjeu pour moi à l’ECAL, c’est aussi d’apprendre à décoder les images et pas uniquement de les produire. Pour les déconstruire, il faut savoir comment elles sont construites. Il y a un enjeu entre vos mains, pour votre génération, de venir éduquer les marques par l’image ! Lorsque vous aurez une commande dans votre vie professionnelle, il y aura toute une discussion à apporter auprès de gens qui ne possèdent pas cette culture de l’image.

OfflinePour finir, avez-vous des conseils pour les jeunes photographes pour la suite de leur carrière ? De sorte à ne pas se faire influencer par les marques et garder son écriture personnelle ?

N. HerschdorferCe que je conseille toujours c’est de regarder beaucoup d’images. L’œil devient plus sophistiqué à force de voir une variété d’images. Mais, de nouveau, il faut apprendre à lire ces images et ne pas juste les regarder de manière naïve. L’éducation à l’image passe par le fait d’en regarder beaucoup et de différentes sortes. Si on revient à l’image de mode, elle s’inscrit dans une histoire ancienne qui commence même avant la photographie. Donc, au fond, plus on a une éducation à l’image, plus on va pouvoir en faire un terrain de jeu intéressant et ouvrir les vannes. Allez donc voir beaucoup d’images !