Manon Wertenbroek

Après un Bachelor en Photographie, Manon Wertenbroek a fait évoluer sa pratique vers les arts visuels et l’installation. Parallèlement à des solo shows dans des galeries, elle est également set designer à Paris pour des clients prestigieux sous le pseudonyme Manon Everhard.

Propos recueillis par Samuel Spreyz
Bachelor Photographie

OfflineIl y a quelques mois, tu postais dans une story sur Instagram le backstage du shooting d’une campagne pour une marque de luxe. Avec des moyens sommaires, tu as improvisé un long pinceau avec un manche en bois pour repeindre une tache sur un fond. Bien entendu, il faut des budgets conséquents pour ce type de projet, mais aussi de l’ingéniosité. Quelles sont les stratégies que tu mets en œuvre dans ta pratique de set designer ?

M. WertenbroekIl y a une préparation plus ou moins longue, d’une à trois semaines par projet. Je suis arrivée à un point où j’anticipe un maximum les imprévus. Parfois, on me demande à la dernière minute de dupliquer un set pour faire à la fois de la photo et de la vidéo, alors je prévois tout en double. Je réalise des modèles 3D pour chaque projet, pour adopter les bonnes dimensions et discuter avec les équipes techniques du placement de la lumière, des mouvements de caméra, etc. J’aime que tout soit prêt à l’avance pour être la plus sereine possible le jour du shoot. Dans un shooting éditorial, c’est différent et plus fun, j’amène des choses en fonction du mood des photographes, des stylistes et des mannequins. Sur chaque projet, j’ai une énorme boîte à outils qui varie en fonction du set, exactement pour le genre d’imprévus que tu décris. Je liste également en amont tout ce qui pourrait arriver ou ce que le client pourrait avoir envie de changer à la dernière minute. J’ai aussi des contacts d’artisans avec qui je travaille régulièrement et que je peux appeler au dernier moment en cas de gros changement. Il faut se blinder avec un carnet d’adresses énorme, être patient et à la fois réactif pour trouver les plans B, C et D lorsque le client change d’avis. Je travaille en flux tendu, c’est un métier assez dur à expliquer, mais avec une grande part d’anticipation. C’est quelque chose qu’on apprend avec l’expérience. Et que j’ai aussi appris à l’ECAL parce qu’on a l’habitude de travailler sous pression.

Parfois, on me demande à la dernière minute de dupliquer un set pour faire à la fois de la photo et de la vidéo, alors je prévois tout en double.

OfflineAs-tu des exemples de changement de dernière minute ?

M. WertenbroekOn m’a demandé de changer un set de place au milieu de la nuit parce qu’une star n’arriverait finalement que le lendemain et que l’on devrait la photographier ailleurs. Cela engendre des transports par camion, des personnes disponibles pour construire des décors pendant la nuit, de 3h à 6h du matin. Je dépends de beaucoup de gens et il faut construire une équipe loyale et disponible.

OfflineDe quoi se compose ta boîte à outils de set design ?

M. WertenbroekIl y a les basiques : ciseaux, cutter, épingles, tous types de scotchs et colles, des sticks à brochette, de la patafix… J’ai, entre autres, une perceuse spéciale, une scie japonaise, une ponceuse électrique et tout un tas de jus et de poussières pour faire des patines de vieillissement. Il y a de tout ! Par exemple, j’ai fait un set pour une marque de luxe avec des vélos magnifiques, mais qui étaient des prototypes et tout tombait en miette. Il fallait recoller le logo en métal, traiter la selle en cuir et régler la taille pour chaque mannequin. Maintenant, j’ai tous les outils à vélo dans mon kit, ainsi que quatre, cinq produits de nettoyage, des brosses spéciales roues ! Il peut arriver qu’un objet se casse s’il s’agit d’un prototype fragile ou parce qu’il a été shooté trop souvent. Les assistants peuvent vite aller chercher ce qu’il manque au magasin si besoin et on trouve toujours un moyen de réparer les choses rapidement.

J’ai, entre autres, une perceuse spéciale, une scie japonaise, une ponceuse électrique et tout un tas de jus et de poussières pour faire des patines de vieillissement.

OfflineCombien as-tu d’assistant·e·s ?

M. WertenbroekEn temps normal, je travaille avec trois personnes, et sur de grosses constructions on est parfois sept, huit, douze personnes. Mais il s’agit d’assistant·e·s ponctuel·le·s qui ont des formations spécifiques en tapisserie, construction, peinture ou menuiserie.

OfflineDepuis combien de temps fais-tu du set design ?

M. WertenbroekDeux ans. Depuis le premier confinement. Je ne pouvais pas faire d’expo en galerie et donc difficilement vendre des œuvres puisque tout s’était mis en stand-by. J’ai dû trouver une nouvelle activité lucrative pendant cette période Covid alors que les expos reprenaient très doucement. Pour la mode, ça a repris beaucoup plus vite parce que c’était plus protocolaire, tout le monde se faisait tester sur les shootings – faire des studio visits par Zoom n’était pas idéal. Le set design est d’abord mon travail alimentaire, mais il commence à prendre une telle ampleur dans ma vie que j’essaie de trouver une manière de combiner le set design et ma pratique artistique. J’ai toujours été intéressée par le rapport au corps et à l’espace dans mes œuvres, c’était déjà le cas de mon projet de diplôme de photographe, où mon frère, le corps peint, se fondait dans un décor construit autour de lui. Récemment, j’ai commencé à construire des scénographies pour mes expositions.

OfflineDans ton projet de diplôme, qui a été publié en 2014 dans le livre « ECAL photography », il y avait déjà cet intérêt pour la fabrication et la matière…

M. WertenbroekLe contact direct avec la matière a toujours été important pour moi, simplement je n’osais pas faire la section Art visuel à l’ECAL. Ma pratique artistique s’est développée plus tard avec le soutien de curatrices et curateurs que j’ai rencontrés après l’école. D’abord, j’utilisais la photographie comme un cadre ou une fenêtre sur des objets et des décors que je construisais. Aujourd’hui, je ne montre plus que les objets. Le fait d’avoir étudié la photographie aide énormément pour le set design. Pendant trois ans j’ai appris à voir ce qu’un objet 3D rendait en 2D, à calculer les distances et la disposition des éléments en fonction des focales, de la lumière, etc.

OfflineA ta sortie de l’école, tu as d’abord été reconnue comme photographe plasticienne ; comment les choses se sont enchaînées jusqu’à faire du set design ?

M. WertenbroekPendant mes études, j’ai toujours construit ce que je prenais en photo, je n’avais pas plaisir à m’appuyer sur la vie réelle ou les objets existants. Je commençais par fabriquer un décor et ensuite je le prenais en photo, c’était devenu un protocole. Ça a été le cas avec mon diplôme, qui a été très mal reçu par le jury, c’était extrêmement douloureux. J’avais bossé comme une dingue, c’était dur de sortir confiante de l’école après cette sorte de rejet de mon diplôme.

OfflineTa photo a quand même fait la couverture du Foam magazine !

M. WertenbroekÇa a été une belle revanche.

OfflineQuand on s’intéresse à l’ECAL, on tombe sur ton travail. Comment a-t-il évolué vers une pratique d’arts visuels ?

M. WertenbroekJ’ai commencé des mandats de photographe en 2015, en construisant tous les décors pour les images, j’avais même un agent à Paris et je travaillais pour des magazines – mais la lumière ne me faisait pas vibrer, contrairement à mes collègues photographes. Je suis partie en résidence à Rome, à l’Institut suisse, où j’ai fait un an de recherche et posé les bases de ce qu’est mon travail artistique aujourd’hui. Après ça, j’ai entamé ma carrière d’artiste plasticienne, mais avec le Covid, j’ai également utilisé mes connaissances en lien avec la photographie par pur besoin financier. Autant en art qu’en set design, il faut faire un excellent travail pour collaborer avec des institutions ou des marques aux exigences élevées, mais il s’agit aussi des rencontres que l’on fait tout au long de son parcours qui nous aident à avancer. Des discussions avec d’autres artistes, l’échange de références avec les curatrices et curateurs, des amitiés avec des stylistes, photographes, ou productrices et producteurs. Aujourd’hui, en art aussi, les curatrices et curateurs avec qui je travaille savent que je suis également set designer, et me demandent de plus en plus de réaliser des installations immersives. Je suis excitée de voir comment une pratique en influence une autre et cela dans les deux sens.

OfflineEtre set designer, ce n’est donc pas être bricoleur professionnel ?

M. WertenbroekJe crois que ça dépend ! Certains set designers adorent bricoler et composer des sets beaucoup plus improvisés que les miens. Cela varie selon le type de projet. Si on me demande de construire une pièce d’une maison avec un plafond de 450 kg au-dessus d’un mannequin, je ne peux pas bricoler le plafond, il faut faire appel à des personnes extérieures pour une sécurité maximale, cela s’apparente presque à des mini architectures. Pour tout ce qui est projet perso, j’aime bien bricoler les choses et improviser, et je travaille parfois avec des photographes Ex-ECAL. Je vais faire un projet avec Charlie Tronchot, j’ai travaillé avec Jacques Brun, Younès Klouche, qui sont des amis, et là on s’amuse… Avec Younès, on était allé chercher de la neige carbonique à Renens pour la mettre dans le lac en plein hiver ; ça m’a rappelé de bons souvenirs.

Ça m’a pris du temps d’assumer le set design et de le mettre en lien avec l’art plutôt que de séparer ces deux activités.

OfflineTon parcours est assez logique en soi…

M. WertenbroekJ’ai l’impression. Mais ça m’a pris du temps d’assumer le set design et de le mettre en lien avec l’art plutôt que de séparer ces deux activités. J’utilise un pseudo pour le set, qui est le nom de famille de ma mère. En anglais, on dirait un nom inventé, alors qu’en néerlandais c’est très courant. « Everhard » Je pense que ça correspond bien à ma personnalité. Mes assistants font la blague parfois : “Is it ever hard enough” ou m’appellent Everharder parce que j’ai le regard dur quand je suis concentrée et sous pression et que je suis exigeante. J’ai plaisir à apprendre de nouvelles techniques avec le set design que je réinvestis après dans mon art. Parfois j’utilise aussi des objets que j’ai fabriqués à l’atelier comme props pour les éditos. Une fois, une mannequin est venue chez moi avant un shoot pour que je moule son visage et que j’en fasse un masque. C’était pour un shoot avec Charlotte Krieger, aussi une Ex-ECAL.

OfflineCette rigueur et cette capacité à faire des listes d’organisation assez détaillées, tu les as apprises à l’ECAL ? Sachant qu’on est tout le temps sous pression, avec des demandes de dernière minute et que parfois on doit tout changer lorsqu’une consultation s’est mal passée…

M. WertenbroekJe crois que c’est surtout ma personnalité et les gens que j’ai rencontrés avec qui j’ai beaucoup appris. J’ai longtemps été en couple avec un photographe qui m’aidait à faire les listes lumière. Si tu es set designer et que tu as un fond à accrocher, tu dois commander des pieds, des barres en métal, des big-ben, des A-clamp. En France, les noms varient de la Suisse et il faut apprendre sur le tas. Le fait d’avoir été proche de photographes et d’avoir étudié la photographie aide. J’ai aussi été assistante plateau en arrivant à Paris et j’ai énormément appris sur le fonctionnement d’un studio durant cette période. Je n’ai pas non plus appris à faire des renderings en 3D à l’ECAL. C’est un ami architecte qui m’a donné un cours d’introduction et après je me suis entraînée toute seule. Aujourd’hui, c’est un outil que j’utilise tout le temps, également quand je dois préparer une exposition. J’aime aussi beaucoup travailler avec des artisans, j’apprends énormément car je suis curieuse et que j’aime découvrir de nouvelles techniques. Ma première assistante a fait une formation de designer mode. Elle manipule le tissu d’une certaine manière, je trouve cela fascinant, j’ai appris à faire des drapés en partie grâce à elle. Je trouve que c’est beau de voir d’autres gens travailler. Bien sûr, le projet est sous ma responsabilité, mais je ne peux pas le réaliser toute seule, c’est un travail d’équipe. Le jour où j’ai dû soulever ce plafond de 450 kg, j’étais bien contente que le chef machiniste l’ait déjà fait dans le passé, et qu’il était prêt à superviser le tout. Les roues des pieds qui tenaient le plafond étaient presque plus grandes que moi.

OfflineEn fait, le set design ne te nourrit pas seulement financièrement…

M. WertenbroekC’est vrai, j’ai mis du temps à réaliser, et aussi j’ai pris le temps pour assumer que ça faisait maintenant partie de ma pratique. Dans mon dernier solo show à Zurich, j’ai utilisé une technique de peintre pour faire de la fausse moisissure sur les murs après avoir vu une peintre pro le faire sur un shooting. C’est très précis en fait : les outils, la dissolution de la peinture et les techniques de séchage. Et puis, avec le temps, les clients et les décors commencent à refléter ta personnalité. On vient te chercher parce qu’on voit que tu t’es intéressée à certaines techniques, couleurs ou matériaux.

OfflineIl y a des spécialisations dans le set design ?

M. WertenbroekBien sûr, chacun a ses goûts et ses obsessions. Pour certains ce sont les meubles vintage, d’autres les objets de collection ou les végétaux. Personnellement, je travaille beaucoup avec le textile, qu’il soit peint ou drapé, parce que c’est un matériau que j’utilise aussi dans ma pratique artistique. J’aime également construire des environnements oniriques avec des plantes et des fleurs.

OfflineTu crois que ta pratique artistique influence tes choix de commanditaires ? Comment le gères-tu ?

M. WertenbroekLa plupart de mes clients savent que je suis artiste, et même si ma pratique en art est très différente du set design, je pense que cela influence leur choix. J’ai un point de vue légèrement différent en tant que plasticienne, cela se voit dans les références que je propose et les techniques que j’utilise. Je pense qu’ils viennent vers moi pour une expertise, une forme de précision. On me demande souvent de reproduire des textures spécifiques, des fonds abstraits ou des matières vieillies par le temps. Je dois par exemple comprendre comment en achetant une moquette neuve je vais pouvoir faire en sorte qu’elle ait l’air d’avoir vécu vingt ans. Je fais des tests sur des échantillons que j’envoie au client en amont. Parfois j’achète des acides pour faire rouiller du métal, ou des graisses spéciales pour faire des taches. Cela peut être très simple, comme du cirage à chaussures.

OfflineOn revient au cœur de notre sujet. Peut-être que le terme de « low tech » est inexact, mais c’est précisément cela la pratique du set design : improviser et détourner. Il s’agit surtout de trouver des solutions pour fabriquer quelque chose, parfois de manière inattendue.

M. WertenbroekOui, il faut être inventif en effet. Tester selon chaque matériau. Mais il y a aussi des techniques qui sont connues en peinture, en moulage ou en menuiserie. Il ne faut pas hésiter à demander à des spécialistes et tester plein de choses. Tout le monde a ses recettes magiques. Chacun a ses petits secrets, qu’il découvre en faisant, avec le temps. Cela demande beaucoup de recherches avant chaque shooting. J’ai beaucoup appris des fleuristes aussi : il existe de la colle à fleur, des tiges en métal que tu passes à l’intérieur des végétaux pour leur donner la forme que tu veux, des supports ACAC spéciaux que tu cales au fond d’un vase pour tenir les tiges. Une fois, un photographe m’a montré comment faire des faux glaçons avec de la cire ou des coulées d’huile avec du miel !

OfflineLe pouvoir du réseau…

M. WertenbroekOui, c’est important d’avoir une relation privilégiée avec les gens avec qui tu travailles et d’être généreux dans les deux sens. J’aime partager mon savoir-faire et entendre les autres parler de leur passion. C’est très enrichissant !