Ludovic Balland

Ludovic Balland, c’est le Roger Federer du graphisme, il a tout gagné : plus beaux livres suisses, plus beaux livres du monde et, dernier en date, le prix Tschichold pour l’ensemble de son œuvre. Discussions au cours d’une soirée minutée à Bâle entre son cabinet, un vernissage, un restaurant et une chambre d’hôtel.

Propos recueillis par Clément Gicquel, Marine Giraudo
et Thomas Le Provost
Bachelor Design Graphique

Portraits de Marvin Leuvrey
Bachelor Photographie

OfflinePendant ta conférence à l’ECAL, on a perçu une véritable passion pour la photographie. Avec quels appareils opères-tu ?

L. BallandJe ne sais jamais lequel choisir… c’est compliqué. J’ai une petite collection. A l’époque, j’achetais des Zorkis : des appareils Leica destinés à l’Europe de l’Est et aux étudiants sans fric, comme moi. Je connaissais un type qui en achetait en Russie et les revendait en Europe. Les gens collectionnent des trucs, moi ce sont les caméras et les pistolets, j’aime bien les trucs lourds. C’est un peu de la même famille, non ? Alors, quand tu me parles de digital… j’aime pas le digital. Celui-là, je l’aime bien [un vieux Pentax] ; cet engin est une machine de guerre, c’est un tank. […] Maîtriser la photographie en plus du design, ça me permet d’élargir mon propre spectre, d’être indépendant, plus libre.

OfflineAvec les livres que tu as designés, tu as gagné tous les prix du monde, il te reste quoi sur ta liste ?

L. BallandEn dix ans, j’ai gagné trois bourses fédérales, alors faut que je déménage maintenant ! Cette année, j’ai aussi gagné un prix à New York, au Type Directors Club (TDC), une vieille institution fondée en 1950 pour les vieux typographes. Et aussi deux prix aux Etats-Unis pour le livre 30 ans à Paris du Centre culturel suisse, et la page Internet que j’ai réalisée avec Thomas Petit. Il y a aussi eu la médaille du plus beau livre du monde à Leipzig, ça c’est beau… j’ai la médaille et la coupe ! J’aime bien les prix, au moins quand tu crèves, tu sais ce que tu as fait.

OfflineSi tu crèves, tu choisis quelle épitaphe en quelle fonte ?

L. BallandLa fonte ce sera Stanley, c’est sûr. Et j’écrirai un truc clair. Mais je prends l’avion demain, donc je ne veux pas y penser.

Je ne fais pas de sport,
mais je fais la fête.

OfflineComment vois-tu le graphisme ?

L. BallandJe pense le graphisme comme un sport. C’est dur de travailler avec moi : c’est travail, travail… Physiquement, c’est crevant. Au point qu’un jour j’ai dû emmener une fille à l’hôpital, elle s’était vraiment écroulée. J’ai aussi eu un type qui m’a dit qu’il n’y arrivait pas. […] L’éducation, je la vois comme un entraînement, et ça change tout. Tu peux t’entraîner, tu peux apprendre à voir, mais qui fait ça ? Tout le monde est trop flemmard. Le problème de l’entraînement, c’est qu’il est toujours lié à la performance. L’idée, ta vision d’un projet, combien de visions tu peux proposer, ce que tu as trouvé et qui, dans trois ans, sera repris par tout le monde… c’est tout l’intérêt du travail. Dès que l’enjeu est celui-là, tout devient plus compliqué. Tout le monde veut savoir comment tu fais, combien de temps tu t’entraînes… Ça me fait penser à l’histoire du dopage en Russie, je trouve ça drôle ! Ils ont fait passer l’urine par un petit trou, l’urine du sportif, mais qui datait de quelques mois. Je trouve ça tellement romantique, faire un petit trou dans les toilettes, pour faire passer un échantillon de pipi…

OfflineTu fais du sport, d’ailleurs ?

L. BallandJe ne fais pas de sport, mais je fais la fête.

OfflineLe livre 30 ans à Paris, c’est le projet dont tout le monde rêve, non ?

L. BallandÇa s’est fait en une discussion. En une heure, c’était décidé. On s’est rencontré à Venise avec les directeurs du Centre culturel suisse parisien, à la Biennale. Je leur avais proposé un projet, qu’ils ont refusé – je ne peux pas en parler, mais c’était tellement bien… On s’est revu, ils avaient une idée un peu plus précise, entre autres la sélection des trente artistes, et je leur ai donné mon accord. Au début, ils voulaient sélectionner le matériel visuel de tous ces artistes, mais c’était impossible, ça aurait été une sorte de patchwork horrible, avec des formes aux antipodes les unes des autres : que fais-tu avec le matériel d’un poète, d’un musicien… et avec ceux qui sont morts ?

OfflineEt en termes de graphisme ?

L. BallandJe vais vous montrer mon nouveau caractère, que j’ai utilisé pour ce livre. C’est un caractère initialement conçu pour une exposition à Varsovie nommée « Warsaw Under Construction » sur l’espace visuel urbain dans la ville de Varsovie. Vous savez que ça fait huit ans que j’y travaille ? C’est long huit ans. Je travaille sur le dessin, puis quelqu’un vient m’aider pour les accents, l’exportation, etc. L’histoire de ce caractère commence par son « E ». Il est truffé d’erreurs et maladresses qui proviennent de la découpe de lettre utilisée pour la signalétique de la ville de Varsovie ; il a beaucoup de charme. Mon idée c’était de créer une « humaniste construite », c’est presque un oxymore. C’est un caractère très construit qui s’étend d’une version poster à une version thin en passant par une monochasse. On en est à 23 versions. J’avais envie de quelque chose de très noir, sans obstruer le dessin, la lisibilité. Regarde, ici, tous ces mots, ce sont des logos. Il y a une puissance dans ces lettres. Il y a beaucoup de grotesques, mais je trouve assez difficile d’utiliser une humaniste… c’est trop harmonieux, trop vert, c’est trop pharmacie, non ? [Rires] Pour moi, le plus important, c’est de penser le caractère comme application.

J’ai longtemps travaillé avec des méthodes low-fi pour avoir mes propres effets avec leur lot d’accidents. J’aime le travail à la main.

OfflineTu travailles beaucoup à la main ou c’est quelque chose qui se raréfie avec le temps ?

L. BallandJe viens d’une autre école (Bâle) ; j’ai tracé des filets pendant des heures, tous les vendredis après-midi. Tu n’as rien à faire… c’est frontal comme pratique. Tous les vendredis. J’ai longtemps travaillé avec des méthodes low-fi pour avoir mes propres effets avec leur lot d’accidents. J’aime le travail à la main, c’est ce que j’essaye de reproduire à l’ECAL pendant mes workshops, et ça marche, pour le moment… L’enseignement d’André Gürtler m’a marqué. Vous avez déjà vu ses croquis ? Ça éduque l’œil ! Aujourd’hui, il y a l’ordinateur, mais pour l’apprentissage ça apporte énormément.

OfflineTon prochain projet ?

L. BallandJe vais faire 16 000 kilomètres, en commençant par New York. J’ai tout organisé, même le financement. L’idée de départ c’est un tabloïd, Le Jour d’après, qui s’interroge sur comment les gens lisent, comment ils perçoivent l’information « le jour d’après ». C’est un truc simple, ça n’est plus sur l’actualité, mais sur ta perception, ta mémoire. Pourquoi tu te souviendras de cette information plutôt que d’une autre ? Et à quoi tu l’associes. Par exemple, le 11-Septembre, tu l’associes forcément à un contexte ; je me souviens très bien de l’endroit où j’étais et de ce que je faisais.

OfflineQu’est-ce qui t’intéresse dans ce projet ?

L. BallandQue le lecteur produise l’information, pas le journaliste. C’est expérimental et prend le média journal à revers, mais la théorie est celle-là : le lecteur est producteur. La question est toujours la même : ce qu’ils ont lu ou vu hier à la télé, sur Facebook et sur Twitter, et les gens racontent. C’est un projet intéressant parce que ce n’est plus du graphisme, c’est de l’éditorial, de la recherche. C’est un peu un ovni, donc c’est difficile de trouver des financements, parce que les gens ont du mal à lui trouver une case – dès lors que je ne vais pas faire une belle expo ou un beau livre sur les candidats américains… Alors il faut y croire. L’ambassade américaine de Berne a vu le journal et m’a proposé de l’activer pendant leurs élections présidentielles. Le 8 juin, je vais à une fête privée de l’ambassade, j’aime bien cette idée…

OfflineDu coup, il y a un prétexte de voyage derrière tous tes travaux ?

L. BallandÇa me stimule de voyager et de faire de la photographie ; je fais un portrait de chacun des lecteurs. On part en équipe, un journaliste, un designer, moi… et peut-être une fille, qui va nous accompagner en tant que project manager.

OfflineDonc pas de break ? Tu enchaînes tous tes projets ?

L. BallandPas de vacances.

OfflineTu continues à mener des workshops dans des écoles. Qu’est-ce qui t’y intéresse ?

L. BallandJ’en fais deux ou trois par an, dont un à deux à l’ECAL. C’est un peu un check ; j’aime bien savoir où j’en suis. Tu connais ma technique, c’est tellement old school. Donc je vérifie si c’est encore possible : est-ce toujours intéressant pour vous ? Un jour, ça sera peut-être fini. Après, il va y avoir l’animation, tout ce qui est script, animation…

OfflineÇa t’intéresse ?

L. BallandOui, beaucoup, mais je ne sais pas quoi en faire ! Je n’ai pas les outils ni les trucs ; il faudrait que je m’associe à quelqu’un de compétent et que je travaille sur le visuel et le concept.

OfflinePour le papier, le vent est en train de tourner, ça ne suffit peut-être plus ?

L. BallandOui, absolument. Tu es obligé de t’intéresser au MID [Media & Interaction Design, ndlr], à l’animation. Le graphisme de jeu vidéo, ça marche hyper bien et il y a de très gros budgets derrière. […] A l’école de Bâle, il y avait déjà de l’animation, graphiquement vraiment très belle ; on dessinait tout au film. Il y avait de très gros moyens. Mais c’est tombé dans ce trou des années 1980-90, où plus personne ne savait vraiment comment se positionner face à la typo. Que faire de ce que l’on a appris ? Comment transformer et se répartir l’héritage ? Comment l’amener quelque part aujourd’hui ?

OfflineOù sommes-nous ?

L. BallandA l’hôtel Nomad, chambre 86. Ce sont des amis architectes qui l’ont conçu, il est tout nouveau. J’avais vraiment envie de venir dans cet hôtel, c’était un bon prétexte. Quand je rentre dans une chambre d’hôtel, je vérifie le mini bar puis la télé, puis les chaînes et surtout la télécommande. La maladie des hôtels, c’est que la télécommande ne marche jamais. A Lausanne, on dormait au Carlton, puis il a fait faillite alors on est allé au Mirabeau, mais les deux ne vont pas. Le Mirabeau, par exemple, c’est tout bête, mais leur connexion Internet est hyper lente, donc tu peux pas bosser ! Je suis allé au Mama Shelter, un autre hôtel à Marseille, c’était bien, il y avait des gens normaux, alors qu’au Carlton, tu ne vois que des gens bizarres…

OfflineToi, tu es normal ?

L. BallandMoi je suis normal ! Je bossais tout le temps, tous les week-ends, pas de vie privée. Maintenant, j’essaie de faire des breaks, de voyager, de voir des amis et de faire la fête. J’ai toujours aimé la fête, et je pense qu’une grande partie de mes clients, je les ai rencontrés dans les bars entre 2 h et 5 h du matin, y compris en allant vers les gens et en leur disant : tu as besoin de moi, tu seras mon client. J’ai réussi à vendre des trucs à des gens qui n’en avaient pas besoin ; je me suis fait mon marché, j’ai créé la demande.