Lionel Baier

Après avoir dirigé pendant dix-huit ans le département Cinéma de l՚ECAL, Lionel Baier partira au terme de l՚année scolaire vers de nouvelles aventures cinématographiques. Toujours la cravate au cou, le réalisateur et producteur suisse nous accueille dans les bureaux de Bande à part films, sa société de production. Nous l’interrogeons sur son parcours, ses perspectives, sa vision du cinéma de demain.

Portrait généré par une IA sous le contrôle de Sara De Brito Faustino
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Propos recueillis par Alexandre Brulé, Matias Carlier, Avril Lehmann
Bachelor Cinéma

OfflineQuelles étaient vos motivations pour postuler à la direction du bachelor Cinéma ?

Lionel BaierJe n’ai pas postulé à l’époque, je me suis retrouvé ici un peu par hasard. J’étais venu mener un atelier documentaire et il n’y avait plus personne à la direction du département. Je pensais le faire six mois seulement parce que j՚avais peur que ça m՚empêche de travailler, et je ne voulais pas être fonctionnaire à 26 ans. Pendant dix ans, j՚ai donc été seulement intervenant, pour pouvoir négocier au cas où je n՚arriverais plus à faire de films. Dans ce cas, j՚aurais arrêté, car je n՚aurais plus été utile pour l՚ECAL. Mais si j՚avais su, je n՚aurais jamais dit oui !

OfflineQu՚est-ce qui vous a fait rester ?

Lionel BaierAu début, quand Pierre Keller était directeur, j՚ai souvent voulu partir, car l՚ambiance n՚était pas toujours très sympathique. Mais il y avait le rapport avec les étudiants, et c՚est quand même un endroit assez unique. Notre métier de réalisateur, c՚est difficile de pouvoir le faire tous les jours, quand l՚école de cinéma permet de se poser des questions de réalisation tous les jours, de direction d՚acteur, de découpage, etc. Donc c՚est riche de pouvoir parler de cinéma tous les jours. Je n՚ai pas fait d՚école, donc c՚était intéressant de pouvoir apprendre en parlant aux autres, et à travers les rencontres avec les étudiants. Ça a été une sorte d՚école pour moi aussi.

OfflineAvez-vous éprouvé un doute quant à votre légitimité, vu votre jeune âge ?

Lionel BaierJ՚ai toujours été surpris que ce ne soit pas le cas ; je me serais dégommé si j՚avais été à la place des étudiants ! Mais peut-être que je n՚étais pas important pour eux. Puis je me suis rendu compte que souvent les responsables des autres écoles n՚avaient pas fait de cinéma, donc je me suis senti légitime. Et si je n՚ai pas toujours de bases pédagogiques, j՚ai plutôt l՚habitude de dire que les gens doivent essayer et on verra bien ce qui se passera.

Je crois que les formes artistiques appartiennent plutôt aux gens qui commencent.

OfflineC՚est aussi une manière de rester en contact avec les jeunes et de se tenir au courant des goûts actuels ?

Lionel BaierAu début, ce n՚était pas le cas – parce que j՚avais le même âge que les étudiants – mais aujourd՚hui oui. C՚est important de rester au fait de ce qui se passe et de savoir ce qui est regardé, sinon un gap se crée. Fritz Lang disait que cinéma était l՚art des jeunes gens. C՚était vrai dans les années 1950, où l’heure était à la révolte, le cinéma était un art de la contestation. Aujourd՚hui, c՚est peut-être davantage le théâtre d՚ailleurs, mais, quand même, je crois que les formes artistiques appartiennent plutôt aux gens qui commencent. Et plus vous vous éloignez de ça, plus vous devez vous poser la question de ce qui vous éloigne de ce geste premier. En contrepartie, vous développez de la maîtrise, mais la maîtrise est-elle de l՚art ? Je n՚en sais rien. Ce côté d՚oser faire les choses c՚est très important parce que vous le perdez avec le temps. Alors, être en contact avec des gens qui commencent, ça permet de garder le contact et de se dire ah ! c՚est fou comme ils osent faire ça ! Peut-être parce qu՚ils ne se posent pas la question, ils le font.

OfflineQuels sont vos nouveaux challenges après l՚ECAL ?

Lionel BaierIl y a huit ans, j՚ai commencé à produire plus de films pour Bande à part et ça m՚a plutôt intéressé, car c՚est une façon de voir les autres travailler. Mais je ne voudrais pas faire que ça. Et comme la situation est assez compliquée, j՚ai pensé qu՚il y avait deux possibilités : me planquer avec un salaire de l՚Etat, ou alors considérer que c՚était justement le moment de tout mettre dans ma maison de production, quitte à devoir me battre quinze fois plus… Et j՚ai l՚impression qu՚on a plus besoin de forces vives ici.

OfflinePourriez-vous nous parler d՚un projet ?

Lionel BaierJe m՚intéresse aux écritures de cinéma particulières, qui vont m՚apprendre quelque chose. Par exemple, je produis le film de Laetitia Dosch parce que quand je l՚ai vue au théâtre et j’ai pensé que j՚aimerais bien savoir comment on arrive à produire ça. Alors je lui ai dit que si elle voulait faire un film, ça m՚intéressait. Ce genre de challenge me parle, c՚est une façon d՚être en contact avec quelqu՚un qui propose une écriture qui n՚est pas du tout la mienne. Ou de se dire quelqu՚un venant de l՚art contemporain pourrait-il faire un film ? Autre exemple : la série, parce que je connais très peu. Je produis le projet de Frédéric Mermoud [une série intitulée Montana] et j՚ai l՚impression de recommencer à zéro.

OfflineLa série vous attire ?

Lionel BaierPas du tout. Ça m՚intéresse de suivre le process de Frédéric Mermoud, mais pas de le faire. En règle générale, je m՚intéresse peu au scénario, c՚est une sorte de passage obligé que je trouve assez mécanique ; ce n՚est pas mon corps de métier. Ce qui m՚intéresse, c՚est être avec les acteurs, les personnages du réel. Ainsi que le montage, qui est le souvenir du plateau, et pour le coup, ça m՚intéresse. La série, c՚est vraiment un truc de scénario, dont je trouve les mécaniques assez banales, c՚est un système assez rodé. Et par rapport au scénario, la question de la réalisation est toujours un peu sacrifiée puisqu՚il faut aller très vite. Alors que c՚est l՚inverse qui m՚intéresse : passer peu de temps à écrire pour tourner beaucoup.

OfflineVotre créativité est-elle perturbée par le climat ambiant ?

Lionel BaierCe n՚est pas tellement la crise sanitaire, mais depuis dix ans la montée des extrémismes religieux et politiques qui m՚angoisse vraiment, c’est ce qui a modifié le genre de films que je voulais faire et ce que j՚avais envie de raconter. Je suis très inquiet par le retour d՚idées qui semblaient avoir disparu. Je suis en train de préparer deux films : j՚en tourne un en Italie l՚année prochaine qui se déroule dans les camps de migrants et qui est une comédie, on a donc pas mal tourné autour de ce thème. Et j՚adapte aussi La Cache, un livre de Christophe Boltanski qui parle d՚une famille juive pendant le xxie siècle en France. J՚ai vu des gens défiler à Paris en 2017 en clamant : « Les Juifs hors de  France ! » Je n՚aurais jamais cru voir ça. Donc j՚ai de la peine à être léger, même si je n՚ai pas envie de faire des films pesants. Ça m՚angoisse davantage de faire de l՚humour avec des choses compliquées, je me sens moins libre qu՚avant.

OfflineEn quoi le contexte actuel modifiera-t-il les films de demain, selon vous ?

Lionel BaierOn se disait hier avec des collègues que tous les films des étudiants cette année racontent quelque chose de l՚ordre d՚une douleur très lourde, comme si quelque chose faisait basculer les personnages dans autre chose. Il y a toujours aussi une idée de calme, où ce qui arrive est horrible, mais ne fait pas beaucoup de vagues, comme une violence sous-jacente. Est-ce que ce sera visible dans les longs-métrages ? Je pense que les films vont être plus polarisés et que l’on voudra défendre ses idées de manière assez extrême ; ce sera peut-être la différence.

OfflineContrairement à la décennie passée ?

Lionel BaierDans les années 2010, on a beaucoup vu la figure de l՚imposteur, la personne qui se fait passer pour quelqu’un d՚autre. Je ne peux pas vous dire à quoi c՚est dû, mais sans doute à des décisions politiques. A l՚arrivée de gens comme Blocher au pouvoir, où il y avait quelque chose dans l’air comme des gens malhonnêtes qui prétendent être quelque chose et ne le sont pas en réalité. Un autre homme [long-métrage de Lionel Baier sorti en 2009, ndlr] était comme ça, un type qui dit être journaliste mais qui ne l՚est pas vraiment. Il y avait cette idée-là, l՚envie de briller. Mais c՚était juste avant Instagram, l՚envie d՚exister très fort. Donc maintenant, post-Trump, je ne sais pas… En tout cas, ce sera intéressant de voir comment le réalisme ou le néoréalisme au cinéma va s՚adapter au fait que le réalisme n՚existe plus vraiment. Que l՚on puisse déclarer qu՚on n՚a pas perdu les élections américaines alors qu՚on les a perdues, passer à la télé et continuer à faire comme si de rien n՚était… Ça crée quelque chose dans le rapport qu՚on a au réel, c՚est certain.

OfflineUne dernière question, peut-être plus légère : pleurez-vous souvent devant les films ?

Lionel BaierAh oui, je suis très bon public ! Je suis souvent très ému par les moments de cinéma, par le fait que ce soit du cinéma lui-même. De se dire ah ! quelle puissance ! D՚avoir les larmes aux yeux en songeant que c’est vraiment un média hallucinant. La grâce dans les films, moi, ça m՚émeut beaucoup. Le cinéma arrive à faire ça. Et puis quand on dit oui, mais quand on étudie le cinéma, ne finit-on pas par ne penser qu՚à lui ? Mais c՚est un plaisir en même temps. Je trouve que plus on étudie le cinéma, plus on le connaît, plus on voit comment font les autres, plus c՚est bouleversant de penser que c՚est génial d՚avoir réussi à faire ça, ou d՚avoir eu cette idée de scénario, de découpage, ou de garder cinq secondes de trop de ce plan… Pourquoi, vous doutiez de ça ?

OfflineNon, mais comme vous disiez regarder des centaines de films par an, on se demandait comment vous les regardiez…

Lionel BaierAh non, je ne suis jamais lassé. C՚est pour ça que c՚est compliqué, pour moi, la fermeture des salles de cinéma, parce que comme j՚ai été projectionniste, je voyais quasiment tous les soirs un film, je n՚étais jamais à la maison le soir. Et au cinéma je vais tout voir, par principe. Quand je suis à Paris, je vais voir ce qu՚il y a et je sors rarement de la salle, parfois je m՚endors… Je trouve qu՚on apprend toujours un truc. Et puis il y a cette idée de « safe place », c՚est tellement un endroit de sécurité pour moi la salle de cinéma. Comme je suis paradoxalement assez timide et peu sociable. Par exemple, dans les festivals de films, le premier truc que je fais c՚est de regarder tous les films programmés pour échapper à toutes les obligations professionnelles. Parce que c՚est très compliqué pour les gens de vous dire non, mais il y a un cocktail, et à vous d’insister mais quand même, il y a ce film ! Comme c՚est un festival de films, les gens sont un peu emmerdés de combattre votre cinéphilie. Aussi, dès que je vais dans un pays qui n՚est pas le mien, je vais au cinéma parce que ça me rassure, j՚ai l՚impression de rentrer à la maison en fait. J՚ai vraiment l՚impression que c՚est une ambassade ; j՚aime beaucoup le fait d՚être dans le noir, entouré d՚autres personnes et de pouvoir m՚écraser dans un fauteuil.