Jonathan Hares

Enseignant en Design Graphique à l’ECAL depuis la rentrée 2015, Jonathan Hares partage sa vie entre la Suisse et le Royaume-Uni. Il occupe un studio à Lausanne avec son épouse Nicole Udry ainsi que Robert Huber et Aurèle Sack, tous les trois entretenant un lien étroit avec l’ECAL. En 2014, « Fundamentalists and Other Arab Modernisms », le livre de George Arbid qu’il a designé pour le pavillon du Royaume de Bahreïn à la Biennale d’Architecture de Venise, a été primé dans le concours des plus beaux livres suisses et des plus beaux livres du monde à Leipzig.

Propos recueillis par Amaury Hamon et Valentin Kaiser
Bachelor Design Graphique

Portrait de Cécilia Poupon
Bachelor Photographie

OfflineQuelques mots sur vous ?

J. HaresJe suis originaire de Bristol, en Angleterre. J’ai étudié à l’école d’art de Brighton puis au Royal College of Art [RCA], où je travaillais essentiellement sur des installations, ce qui m’a amené à débuter ma carrière par la scénographie d’expositions. Par la suite, j’ai rencontré des designers – parmi lesquels Cornel Windlin et toute la « mafia suisse » (Rires). Et voilà… j’ai commencé à faire des livres et je me suis retrouvé piégé à ne faire que ça !

OfflineEn faites-vous toujours autant ?

J. HaresMoins ces temps-ci, mais je travaille beaucoup pour la galerie White Cube à Londres. Ce sont les rares personnes à faire des livres. On pourrait croire qu’il y en a beaucoup d’autres, mais finalement pas tant que ça. Ce monde où l’on a la chance de faire des beaux livres avec un certain budget n’est pas si vaste. Les livres de la White Cube sont comme des versions « de luxe », tirés à 1 000 exemplaires ; ils sont faits pour flatter un artiste, c’est-à-dire présenter sa carrière en montrant un ensemble d’œuvres majeures. Ça permet de mieux vendre… c’est la réalité des choses.

OfflinePouvez-vous nous parler du processus de Fundamentalists and Other Arab Modernisms ?

J. HaresDerrière ce livre se cache une série de trois livres pour la Biennale d’architecture de Venise. J’ai été contacté par une ancienne étudiante de l’EPFL en architecture, qui travaillait au ministère de la Culture du Bahreïn ainsi qu’au Pavillon. Fundamentalists and Other Arab Modernisms. Architecture from the Arab World 1914–2014 constitue le deuxième de la série. Elle avait approché quelqu’un à Beyrouth, George Arbid, qui possède une immense collection d’archives d’architecture moderniste arabe. La scénographie du pavillon était constituée d’immenses étagères. Le processus était assez basique dans le sens où l’on voulait que le livre, par sa taille, devienne l’exposition, comme une brique.

OfflineComment s’est passée la sélection du contenu ?

J. HaresC’était assez délicat… Pour George Arbid, c’était une occasion unique de montrer l’ampleur de sa collection. Mais dans la sélection, il a fallu faire des compromis et justifier qu’en montrant moins, on pouvait lire plus. Il existe un inconvénient avec les livres d’architecture – et les architectes – : ce que nous lisons et trouvons intéressant ne l’est pas forcément pour eux, et vice-versa. La plupart des plans, matériaux, etc. ne parlent pas assez au grand public. George Arbid me disait : vous savez, vous, les gens de l’Occident, vous avez tout, donc vous ne voulez rien. Vous voulez tout enlever et réduire. Mais ici, à Beyrouth par exemple, il n’y a rien. Si je ne le mets pas, les gens ne pourront pas le voir !

Il était extrêmement passionné par son contenu, et il ne comprenait pas pourquoi un graphiste anglais voulait se mettre en travers de son chemin. Puis, quand son livre a été présenté à Venise et qu’il a pu constater les retours positifs, il a changé d’avis…

OfflineComment avez-vous choisi les fontes du livre ?

J. HaresJe ne passe pas beaucoup de temps à choisir mes fontes, même si ça reste très important. Aujourd’hui, il y a une mode avec vous : la typographie a l’air tellement importante au sein de vos projets ! Est-ce vraiment nécessaire ? « It is nice that it is nice! » Je n’ai pas grandi dans la culture suisse. Pour moi, on ne fait pas un bon livre uniquement en ayant un typesetting bien réglé. Celui-là est cool parce qu’il regorge de photos sympas de bâtiments sympas ! (Rires) La typographie est un peu trop surfaite en ce moment… s’il y avait une Bourse de la typographie, le typesetting atteindrait aujourd’hui un pic !

OfflineComment organisez-vous votre vie entre Lausanne et Londres ?

J. HaresOh, je suis la plupart du temps à Lausanne. Je voyage principalement pour le travail, mais en fait, on ne voyage presque plus. Tout se fait par mail ou Skype, les clients préfèrent. Mais c’est uniquement pour les livres ; pour le design d’exposition, bien sûr, il faut aller sur place pour voir le lieu et le comprendre.

Je crois que je n’ai jamais aimé les livres. J’aime les meubles, j’aime l’art, j’aime la musique, j’aime faire du vélo, mais est-ce que j’aime les livres ? Pas vraiment

OfflineQuel est votre livre de chevet en ce moment ?

J. HaresJ’ai bien peur que ça soit juste mon iPhone ! Peut-être que par le passé ça aurait pu être autre chose… Mais vous savez, je crois que je n’ai jamais aimé les livres. J’aime les meubles, j’aime l’art, j’aime la musique, j’aime faire du vélo, mais est-ce que j’aime les livres ? Pas vraiment.

OfflineEst-ce qu’un designer vous a influencé durant votre jeunesse ?

J. HaresVous avez grandi dans un monde beaucoup plus centré sur le design que moi. Je pense que c’est bien, mais aussi très dangereux. Vous en savez trop, vous voyez trop. Quand j’étudiais, je n’étais pas tant au courant. Maintenant, sur Internet, tu trouves des blogs qui montrent tout. J’ai toujours aimé des artistes conceptuels comme Sol Lewitt, mais je ne connaissais pas grand-chose au design. C’est seulement après mes études que j’ai commencé à en savoir un peu plus. Ce n’était pas par manque d’intérêt, mais plutôt parce qu’il était important de faire son travail sans vouloir absolument toucher les autres designers et alimenter cette culture du blog. En exagérant, certaines personnes font des livres juste pour pouvoir les poster sur leur Tumblr.

Au final, le plus important c’est que ton travail touche ton client. Plus je vieillis et plus je réalise que ce n’est pas tant le design qui importe, mais aussi toute la stratégie et l’économie derrière. Vous allez bien devoir assimiler ça aussi ! Je pense que j’appartiens à la dernière génération qui a pu faire des livres sans pour autant être un entrepreneur.

OfflinePuisque vous partagez un atelier à Londres et à Lausanne, collaborez-vous avec vos voisins sur des projets ?

J. HaresDe moins en moins. Je pense que c’est naturel de travailler de manière collective quand on est jeune. Aujourd’hui, vous partagez tout, mais dans dix ans, vous réaliserez que c’est plus facile de travailler seul. Aussi, on ne peut pas partager des micro-budgets avec deux ou trois personnes. Des projets comme la série des trois catalogues des plus beaux livres suisses sont de bons projets en collaboration. Ils sont arrivés juste à la bonne période de ma vie, avec la bonne personne et avec une bonne durée. Mais si c’était à refaire maintenant, ça ne serait plus possible, on passerait notre temps à s’engueuler.

OfflineVous vous souvenez de moments drôles pendant des rendez-vous avec des clients ?

J. HaresDans la plupart des réunions, le client va de toute façon vouloir dire ou changer quelque chose. Si tu fais un livre pour Georg Baselitz et qu’il décide le dernier jour que le livre sera rouge, alors il sera rouge à l’impression. Une chose que j’ai apprise de l’agence GTF (Graphic Thought Facility) : toujours laisser une petite erreur dans sa présentation. De sorte que le client la remarque et se sente important, car il a réussi à contribuer au projet.

Il y a aussi des designers, comme Cornel Windlin, qui font changer le nom d’un show juste parce qu’il ne rend pas bien sur la couverture d’un livre. Je n’aurai jamais le courage d’aller jusque-là.

Il y a différentes manières de faire du design. Tu peux le faire comme Ludovic Balland : si tu viens vers moi pour moi, je vais te donner du Ludovic Balland. Tu sais ce que tu cherches et c’est ce que tu obtiens. Personnellement, je ne travaille pas comme ça. Il y a toujours cette zone grise où le client peut se projeter et expliquer ses envies. Bien sûr, avec ce processus, il y a toujours beaucoup de négociation. Je crois que j’aime bien ça et que je n’aime pas les approches dictatoriales.

Il y a toujours cette zone grise où le client peut se projeter et expliquer ses envies. Bien sûr, avec ce processus, il y a toujours beaucoup de négociation. Je crois que j’aime bien ça et que je n’aime pas les approches dictatoriales.

OfflineAvez-vous des critères stricts lorsqu’un client vient vers vous pour un projet ?

J. HaresNon, et d’ailleurs je n’ai pas spécialement besoin de projets intéressants. Parfois j’aime aussi faire des projets plus ordinaires. La plupart de mes travaux sont orientés vers l’art et l’architecture, et j’en suis très chanceux, mais je ne conseille pas de faire uniquement ça. Il vaut mieux être capable de sortir de sa zone de confort.

OfflineVous sortez de votre zone de confort ?

J. Hares(Eclat de rire) Oui, parfois… J’essaie de trouver d’autres styles de projet. L’an dernier, j’ai travaillé pour H&M, c’était très rafraîchissant et intéressant. C’est un monde à part, j’aimerais vraiment m’essayer à davantage de projets de ce type.

OfflineAu Royaume-Uni, vous n’avez pas la même approche du design de livre…

J. HaresPas du tout. Et si on m’avait demandé à l’époque, je n’aurais jamais eu envie de faire de livres de ma vie ! Je me suis retrouvé à en faire beaucoup parce que j’ai été connu pour ça, mais si un jour je pouvais arrêter d’en faire… J’aimerais faire des clips vidéo par exemple ! Quand j’ai quitté le RCA, il y avait ces types appelés Shynola qui ont commencé à faire des vidéos pour Beck, Radiohead… Voilà qui est cool ! Pas de faire de jolis petits bouquins pour un artiste, vous voyez ? C’était une époque différente aussi, on voulait tous être Spike Jonze ! Je ne comprends pas pourquoi vous voulez faire des nerdy books (Rires). Come on guys!

OfflinePeut-être que l’ECAL veut simplement nous montrer toutes les possibilités, et aussi comment s’en sortent les anciens étudiants.

J. HaresMaxime Büchi avait son truc et a fait son chemin. Ce n’est pas mon monde du tout, mais il a suivi sa voie. Demandez-vous juste si vous êtes vraiment tant que ça intéressés à faire des livres. Ou si c’est simplement parce que c’est la tendance du moment.

OfflinePensez-vous qu’il soit possible de jongler aisément entre les livres et d’autres médiums comme la vidéo ?

J. HaresOui, mais de moins en moins. C’est devenu difficile d’être généraliste, notamment parce que ces disciplines sont extrêmement compétitives. Par exemple, être styliste de mode prend toute ton énergie pour réussir. Si tu veux en être un, ce n’est pas pour être aussi graphiste.

OfflineEt au sein du graphisme ?

J. HaresJe pense que c’est plus souple. Si tu es cet homme invisible, un peu comme moi, je dirais que ça ne l’est pas autant, mais c’est aussi parce que je suis ici, à Lausanne. Allez à Londres ou à New York, et vous pourrez rencontrer quelqu’un dans une soirée pour un travail potentiel. La scène suisse est davantage réglée : il faut gagner les prix de design, comme une sorte de protocole, puis gravir les échelons. A Londres ou à New York, vous pouvez être simplement chanceux. Par exemple, des amis à Londres tenaient une toute petite galerie. Après un mois ou deux de petites expositions, Charles Saatchi est venu… C’était incroyable. La Suisse est beaucoup plus organisée et démocratique, et surtout avec de brillantes écoles très bien financées, de superbes prix fédéraux qui peuvent vous procurer une bourse. C’est seulement la magie qui manque, car il y a trop d’organisation pour avoir de la chance.

OfflinePour terminer, étiez-vous plus stressé pendant vos études ou maintenant ?

J. HaresClairement maintenant ! Pendant les études, faites le travail que vous avez envie de faire, vous êtes très bons. Allez au bout, poussez vos idées le plus loin possible, mais ne vous ennuyez pas. Ça doit rester du plaisir.

Fundamentalists and Other Arab Modernisms. Architecture from the Arab World 1914–2014
Fundamentalists and Other Arab Modernisms. Architecture from the Arab World 1914–2014
Fundamentalists and Other Arab Modernisms. Architecture from the Arab World 1914–2014