Jefferson Hack

Initiateur des magazines Dazed et Another Magazine, Jefferson Hack a aussi imaginé le site Nowness, héritier de ShowStudio. Retour sur les années 1990, à Londres, qui sont aussi l’occasion d’évoquer l’influence de Peter Saville.

Propos recueillis par Alexandra Dautel & Norida Ho
Bachelor Photographie

OfflineRacontez-nous comment tout a commencé…

J. HackJe me souviens de mon premier « moment de graphisme », j’étais gamin. J’ai pris conscience du pouvoir du graphisme lorsque j’ai eu le premier album de New Order, le 33 tours Blue Monday. Le design était aussi puissant que la musique, il avait le même genre d’effet viscéral. A partir de là j’ai découvert le reste du travail de Peter Saville pour Factory Records et commencé à collectionner ses pochettes. Il s’inscrit dans ce moment très authentique de la culture club et jeune de Manchester. Mon époque vient bien après, à Londres dans les années 1990 avec Dazed. Le tout premier graphiste de Dazed était Peter Taylor, on était juste des super fans de l’Helvetica. C’était vraiment pas à la mode à l’époque, pas cool de chez pas cool. Mais on adorait cette font pour son classicisme, il y avait une sorte de pureté qu’on aimait et qu’on voulait subvertir à notre façon, c’est pour ça qu’on se sentait liés au travail de Peter. L’affiche de la tournée New Order Untitled, qu’il a faite pour la tournée américaine, c’est exactement ce qu’on recherchait pour les premiers numéros de Dazed.

OfflineDazed a été créé d’une autre manière que les magazines normaux de cette époque ; l’idée de contre-culture, on la trouve aussi dans le travail de Peter Saville, dans ses collaborations mais aussi dans sa relation horizontale à la création. Pensez-vous qu’il y ait des ressemblances entre vos méthodes ?

J. HackCe qui est important pour moi, c’est le lien avec la culture jeune, les mouvements et tribus jeunes ; le monde total dans lequel tu es quand tu es dans une certaine scène. Au début de Dazed, à l’époque où on organisait des soirées, on était à fond dans les scènes qui dominaient à Londres, comme la techno rave, l’acid house, le trip hop, la dance music, la drum’n’bass… Et j’adorais la culture queer et l’excès vestimentaire qui venait de là dans les années 2000, des soirées comme Boombox qui avaient beaucoup d’influence. Chaque scène avait ses propres codes, sa propre mode, son propre langage. Parce que j’étais journaliste, ça m’intéressait d’observer ça, mais je ne me suis jamais plongé profondément dans une de ces scènes en particulier. J’essayais de couvrir le terrain, d’une manière très Joan Didion (période The White Album) + Tom Wolfe + Hunter S. Thompson. Pour essayer tout ce qu’il y avait sur le marché.

Les clubs sont les véritables salons du XXIe siècle

OfflineQu’avez-vous appris ?

J. HackLe pouvoir de se permettre d’être libre, d’expérimenter, d’avoir un sentiment d’appartenance, un but, d’être autonome… Tout ça me vient de la culture club. Les clubs étaient importants parce que laboratoires d’idées où se croisaient la mode, la musique, l’art, le design. Tous les jeunes créatifs se retrouvaient dans ces fêtes et ils parlaient de ce qu’ils faisaient et de nouvelles idées émergeaient. Les clubs sont les véritables salons du xxie siècle. Je pense que ceux qui réunissaient ces scènes étaient de vrais héros. C’était la version années 1990 de l’idée d’une architecture sociale utopique à la Joseph Beuys, structurée autour de performances et de happenings. Mais ça nous était très spécifique. La musique qui passait était littéralement enregistrée au coin de la rue. Ils pressaient le vinyle et l’amenaient au club pour le passer. Et les jeunes faisaient les fringues au coin de la rue et les portaient, ou bien les détournaient et les twistaient d’une façon spécifique à cette scène.

OfflineEn somme, c’est à Londres qu’il fallait être…

J. HackEnsuite j’ai été à Tokyo, à la fin des années 1990, pour l’exposition « No Sex Please We’re British » que Philip Poynter et mon directeur artistique Mark Sanders avaient organisée à la galerie Shiseido. Je me suis pointé sans argent et je me souviens qu’une fille a dit qu’on devrait aller à la boutique Comme des Garçons qui venait juste d’ouvrir. J’étais vraiment embarrassé. Je portais un jean, j’avais une seule paire de baskets, des trous dans mon tee-shirt et je pensais je ne peux pas y aller comme ça, j’ai l’air d’un clodo… Mais la fille m’a dit : « T’inquiète pas, ils vont juste penser que c’est ton style et que tu as payé tout ça très cher ! » Donc il a fallu que j’aille au Japon pour prendre conscience de ça. Leur mentalité était tellement sophistiquée, ils étaient étrangers à tout ce qui structurait notre pensée de la mode et du style. En termes de culture jeune et de ce qu’on connaissait au Royaume-Uni – les punks, les new romantics et puis les teddy boys, ensuite les skins… –, où il y avait une progression très linéaire. Mais au Japon, tout arrivait en même temps. Quand j’y étais j’ai rencontré des rockabillies – je croyais qu’ils avaient disparu dans les années 1970 ! Parce que les Japonais découvraient tout par importation, tout devenait une partie du puzzle pour eux. Et ça a été une grosse révélation pour moi. Je suis rentré en ayant compris que tout avait sa valeur, à la fois le rétro et les cultures émergentes. Alors à Dazed on a commencé à interviewer des gens qui avaient vécu ces moments culturels du passé, des gens inspirants qu’on appelait des « VIP culturels ». Je pense que c’est très banal de se tourner vers le passé ; le sens du passé, c’est de nous apprendre à faire la critique de ce qui manque au présent. D’une certaine manière c’est maintenant plus important que jamais de regarder ce qu’a fait Peter Saville. Parce que c’est si profondément authentique.

Je ne pense pas qu’on puisse créer seul. Je crois en la collaboration, dans la stimulation par des environnements créatifs et par des scènes créatives

OflineQuel est votre point de vue sur la période contemporaine ?

J. HackCe que j’observe, dans cette ère post-numérique, c’est le fort besoin d’expériences authentiques. Comprendre ça dans le contexte des cultures et sous-cultures jeunes comme le moyen de donner naissance à des scènes et des mouvements créatifs, c’est plus important que jamais. Je ne pense pas qu’on puisse créer seul. Je crois en la collaboration, dans la stimulation par des environnements créatifs et par des scènes créatives, où il y a une polyphonie d’influences qui confluent dans l’esprit des créatifs. Ce que Dazed faisait et fait toujours c’est défendre, promouvoir et créer un système qui soutient les créatifs indépendants, la pensée indépendante, des gens qui mettent en question le statu quo. J’ai l’impression que Dazed est une oasis dans un désert de « contenu » homogène, ce mot que j’ai banni de l’agence.

OfflinePourquoi ?

J. HackC’est un mot qui sent vraiment l’industrie. J’aime mieux utiliser le mot « histoire ». Parce qu’une histoire a un début, un milieu et une fin, qu’il y a du drame et de l’émotion. La plus grosse menace pour la créativité et la culture, c’est la production massivement industrialisée de contenu en batterie, par laquelle les géants des médias et du numérique forcent, en gros, tout le monde à créer selon leurs règles. Parce que c’est un système, ça devient un système financier, un système de pensée et un système esthétique. C’est contre quoi nous nous battons. Parce qu’en fin de compte c’est une forme de contrôle des esprits, une forme de propagande, de réduction des gens à des unités de pensée. Qui réduit l’horizon de leur pensée. Et ce qu’on essaye de faire c’est l’inverse : donner aux gens une plateforme où exprimer sans limites leur potentiel. C’est une guerre culturelle. C’est pour ça que j’ai une photo de Che Guevara et de Fidel Castro ici. Fuck America!

OfflineComment est-ce que vous vous définiriez ? Et quel est votre processus de travail ?

J. HackJe me présente comme le fondateur de Dazed Media parce que ça englobe mon rôle. Donc j’ai des directeurs de création qui travaillent pour le magazine, des directeurs artistiques… Je n’utilise pas Photoshop et je n’utilise pas de logiciels de design, je travaille avec des designers géniaux et je collabore à la typographie et à la mise en page. Donc on peut dire que je suis comme un chef d’orchestre, avec des musiciens vraiment géniaux. J’aime les gens qui sont très spécialisés dans ce qu’ils font, comme la typographie ou le design. J’adore travailler avec des photographes, des illustrateurs, des artistes, mais je suis incapable de faire quoi que ce soit tout seul. Une clé de mon histoire c’est que je n’ai aucune compétence spécifique et que j’admire les gens qui en ont une. C’est pour moi une chance et un privilège d’avoir travaillé avec des créatifs aussi compétents, aussi talentueux. Je n’ai aucune qualification, je n’ai jamais rien étudié, je n’ai jamais été l’assistant de personne. J’ai juste rencontré en chemin des gens brillants qui m’ont beaucoup inspiré et appris, dans le genre « école de la vie ». Au fond, ma compétence c’est de pousser les gens à faire de leur mieux ; je suis un très bon cheerleader. Je dois être près des gens et collaborer avec eux. Tout ce que je fais est co-signé.

OfflineParlez-nous de votre collaboration avec Nick Knight.

J. HackJ’ai eu le plaisir d’être en studio avec lui pendant qu’il travaillait, de parler avec lui de son processus créatif, et de faire partie de certains projets éditoriaux fantastiques qu’il a menés pour Dazed et pour Another. Ce que j’ai surtout appris de lui, c’est à quel point il laissait le processus donner forme au résultat. Il utilisait les références de façon très discrète. Il visait à créer quelque chose de vraiment original en termes « visuels », donc les références étaient largement indirectes et voilées. Il cherchait vraiment à créer quelque chose qui le surprenne lui-même. J’admirais ça, je trouvais ça tellement audacieux et aventureux de s’autoriser tellement de liberté dans le processus créatif sans savoir quel serait le résultat final. Il a poussé son médium tellement plus loin que tous les gens que j’avais rencontrés auparavant. Quand il a fait la couverture Fashionable? avec Alexander McQueen, il travaillait avec un appareil 10 × 8 inches (20 × 25 cm), un appareil grand format. La relation entre lui, le sujet et le processus était très « à l’ancienne », mais ça amenait aussi un vrai sens de la collaboration dans le processus photographique que le numérique ne permet plus. Il y avait une noblesse et une vérité dans ce format. On ne manipule pas vraiment ces images, ce qui est sur la pellicule est sur la pellicule. Pour la couverture du dixième anniversaire de Dazed, il a fait des photos de toutes les rédactrices de mode du magazine, il a superposé les calques et il a écrit du code pour pouvoir passer la brosse à travers les couches ; il a créé une sorte de technique de collage numérique très fluide et picturale.
Il prenait toutes ces strates de sens, ces relations entre talent, mode, silhouette, texture, et en faisait des images uniques. C’était hallucinant. Et à partir de ça il a créé une appli pour faire la même chose avec tes propres images. Qu’il a lancée sur Show-Studio. Tu pouvais accéder aux archives du shoot et faire ta propre couverture ; c’est-à-dire qu’un set de dix images se téléchargeait et tu pouvais faire des arrêts sur image avec ta souris pour fixer ta propre version. Je trouvais ça tellement en avance, en avance sur Instagram, sur Snapchat, sur tout. Et il passait d’un shoot en 10 × 8 à ses trucs de code et de technologie, c’était vraiment inspirant ! Il était tellement visionnaire et en avance sur tout le monde en termes de photographie numérique. Enfin le voir shooter avec un iPhone, c’était genre, wow ! Pour moi il fait partie des plus mythiques créateurs d’images de notre époque et c’est quelqu’un qui m’a beaucoup appris à rêver la réalité future d’aujourd’hui.

On ne faisait qu’expérimenter, on n’avait aucune idée de ce qu’on faisait, on était juste des gamins, sans business plan

OfflineQuel est votre conseil aux jeunes aujourd’hui ?

J. HackJe veux que les jeunes qui rêvent peut-être de faire quelque chose – comme leur propre magazine ou lancer leur propre média, ou une production artistique ou créative –, je veux que ces jeunes sentent qu’ils n’ont besoin de la permission de personne, ils n’ont pas besoin d’être validés par l’industrie, ils n’ont pas besoin de validation commerciale, ni d’être autre chose qu’eux-mêmes. Et ils n’ont même pas besoin d’être qualifiés, ils n’ont pas besoin d’attendre d’avoir leur diplôme ou les qualifications requises – ni d’étudier plus longtemps –, ils peuvent juste se lancer. C’est ce que j’ai fait. J’ai fait toutes mes erreurs en public. J’ai fait toutes mes erreurs et connu tous mes échecs dans ce que j’ai publié ; il n’y a rien de mal à grandir en public, et c’est vraiment important de n’attendre la permission de personne. C’est ce que je voulais dire par « improviser au fur et à mesure ». On ne faisait qu’expérimenter, on n’avait aucune idée de ce qu’on faisait, on était juste des gamins, sans business plan.