Hippolyte Girardot

L’une des premières choses qui viennent à l’esprit quand on parle d’Hippolyte Girardot, c’est son parcours. Son visage est familier, on a l’impression de le connaître sans pour autant avoir un film précis en tête. Il a marqué la génération des enfants des Trente Glorieuses. A suivre son parcours (acteur, réalisateur, chroniqueur, plasticien), on apprend qu’il est possible de se laisser porter par les hasards de la vie, que l’on se doit de saisir les opportunités et de tenter de nouvelles expériences.

Propos recueillis par Pauline Deutsch
Bachelor Cinéma

Portrait de Matheline Marmy
Bachelor Photographie

OfflineVous avez réalisé votre premier long-métrage en 2009, vous aviez ce projet depuis longtemps ?

H. GirardotDepuis toujours. Pour moi, c’était évident de faire du cinéma en tant que réalisateur, beaucoup plus qu’en tant qu’acteur. Quoi que… le cinéma en lui-même n’est pas le médium que j’ai toujours aimé et pour lequel j’aurais fait des milliers de kilomètres. Adolescent, j’avais d’autres passions beaucoup plus fortes : la bande dessinée, l’illustration, le graphisme, le design et le spectacle vivant… Pas le théâtre bourgeois tel qu’on l’apprend à l’école, mais le théâtre expérimental, comme on en voyait au Festival de Nancy, plus radical au niveau émotionnel, visuel, et du message aussi.

OfflineDonc pas d’école de cinéma ?

H. GirardotJ’ai commencé par les Arts décoratifs, naturellement. Jamais il ne me serait venu à l’idée de faire l’Idhec [Institut des hautes études cinématographiques, devenu la Fémis, ndlr] ou le Conservatoire. Les Arts décoratifs, c’est un peu comme l’ECAL : une école avec ce qu’on appelle la Propédeutique, qui permettait de découvrir plein de trucs que l’on ne connaissait pas. Par exemple, je pensais que le design était lié à l’architecture, et en réalité pas vraiment… Je pensais d’abord faire de l’illustration et du graphisme, puis je me suis intéressé à la vidéo. Ce qui est bien dans une école, ce sont les copains et les copines avec qui on crée une communauté. C’est le truc le plus important. D’autre part, ce sont aussi les moyens à disposition  ; on se rend compte après de la difficulté d’avoir un espace pour travailler, le matériel nécessaire… On se rend compte à quel point être étudiant est un privilège au pays de la création.

OfflineDonc la vidéo…

H. GirardotJ’animais des ateliers dans une banlieue au sud de Paris avec des jeunes qui venaient pour faire du cinéma Super 8. Ils avaient 16, 17 ans, j’en avais 22, 23. On faisait deux moyens-métrages par an. C’est grâce à ce parcours auprès de ces gosses issus de milieux défavorisés économiquement, culturellement et linguistiquement que, bien que je ne connaisse rien au cinéma ni au fait de jouer, je me suis intéressé aux cours de théâtre, pour essayer. Puis j’ai eu des propositions de cinéma et je suis parti là-dedans. Alors l’idée de faire un film, oui pourquoi pas, mais de toute façon, je ne me sentais pas être un auteur de cinéma, mais plutôt un passeur. Puis Suwa [Nobuhiro Suwa, réalisateur japonais, ndlr] est arrivé. On s’est d’abord rencontré pour que je joue dans son film, puis il m’a rappelé en me disant qu’il avait toujours eu envie de réaliser un film avec quelqu’un, alors pourquoi pas avec moi. J’ai accepté. Mais on est parti sans penser y arriver.

OfflineMais vous, vous aviez déjà pensé à la coréalisation ?

H. GirardotNon, pas du tout, c’était son idée. Parce qu’il a une façon de faire du cinéma qui est très improvisée. Il laisse les acteurs très libres, y compris d’inventer leur texte. En même temps, il voulait qu’on écrive une histoire, ce qui signifie la faire lire pour trouver de l’argent, une actrice… Donc la spontanéité s’est un peu évaporée, et quand on commence à rentrer dans la fabrication elle-même, on se rend compte qu’on peut avoir une opinion qui est globalement la même, mais dans le détail, ça ne va pas. C’est comme dans une relation amoureuse…

L’aspect technique d’un film, ça s’apprend en un quart d’heure disait Claude Chabrol. Mais trouver un personnage, comme Le Boucher – qu’incarne Jean Yanne –, et faire un film qui raconte ce que ça raconte, avoir un point de vue sur un personnage que l’on peut considérer comme un monstre, ça prend presque une vie.

OfflineBeaucoup de temps s’est écoulé entre vos premiers courts et ce long-métrage en 2009. Entretemps, vous avez été acteur. En quoi ce métier vous a aidé pour la réalisation ?

H. GirardotQuand on fait un film, le plus important c’est le point de vue  ; il n’y a que ça qui soit essentiel. Et son point de vue, ça peut paraître idiot, mais c’est quelque chose qui se cultive. Dans les écoles, on devrait davantage travailler le point de vue de chaque élève plutôt que l’aspect technique. Comme disait Claude Chabrol, l’aspect technique d’un film s’apprend en un quart d’heure. Mais trouver un personnage, comme Le Boucher – qu’incarne Jean Yanne –, et faire un film qui raconte ce que ça raconte, avoir un point de vue sur un personnage que l’on peut considérer comme un monstre, ça prend presque une vie. C’est quelque chose que l’on a grâce à ses parents, ses amis, en lisant des livres, en voyant des films… On devrait être pris comme étudiant dans une école à cause de ça ou grâce à ça. Et quand on est acteur, on est très dépendant du point de vue du metteur en scène. On réfléchit beaucoup à ce qu’on pense du personnage et à ce que, lui, pense du personnage. Et je pense qu’une fois que l’auteur a écrit un texte, un personnage, les dialogues… l’acteur devrait prendre tout ça et revenir avec un point de vue sur comment raconter ce personnage. Souvent, les conflits qui naissent avec les metteurs en scène – ou que j’ai pu, moi, avoir avec des metteurs en scène – concernent le personnage. Le traiter devant la caméra ou derrière la caméra, c’est le même travail : trouver l’histoire et quel personnage va raconter l’histoire. La forme, aujourd’hui, je ne pense pas que ce soit fondamental.

OfflineCe qui me frappe dans votre parcours, c’est votre polyvalence. Vous semblez toujours ouvert pour essayer de nouvelles choses…

H. GirardotJe suis comme ça parce que je ne suis pas animé par autre chose que l’envie d’explorer la créativité, mon imaginaire. Cela a à voir avec trouver quelque chose à l’intérieur de soi : des cachettes, des souterrains, des pièces inédites à l’intérieur de soi-même. C’est un refuge par rapport au monde extérieur en même temps qu’une volonté de le soumettre. Car on vit dans un monde ultra compétitif, une jungle, avec de très gros créateurs dotés d’un sens moral très relatif.

On m’a proposé l’année dernière de faire cette émission de radio, chose que je n’avais jamais faite. Bien sûr ça n’avait aucun sens, bien sûr je n’étais pas du tout sûr d’y arriver, bien sûr j’ai dit oui.

OfflineD’où cette émission sur France Inter à laquelle vous participez…

H. GirardotOn m’a proposé l’année dernière [en 2015] de faire cette émission de radio [Si tu écoutes, j’annule tout, par Charline Vanhoenacker sur France Inter, ndlr], chose que je n’avais jamais faite. Bien sûr ça n’avait aucun sens, bien sûr je n’étais pas du tout sûr d’y arriver, bien sûr j’ai dit oui. Parce que c’était un test pour ma créativité : est-ce que je serais capable de m’exprimer à travers un médium que je ne connaissais absolument pas sauf comme auditeur ? Qu’est-ce que j’allais découvrir ? Et j’ai découvert une chose que je ne pouvais pas exprimer avant : j’avais le droit de faire rire.

Au cinéma, comme acteur, c’est quelque chose que l’on ne m’a pas demandé, que je n’ai pas proposé. Je me suis rendu compte aussi que j’étais capable d’écrire un texte très court avec un sens du rythme pour faire des dialogues – même monologués. Mais je le dis à tout le monde : si vous voulez faire carrière, ne faites pas comme ça. Il faut prendre un truc, être dans une case, y rester et prendre le pouvoir dans cette case. C’est comme ça que le monde fonctionne et qu’on a de la reconnaissance.

OfflineCela fait plusieurs années maintenant que vous venez à l’ECAL. Que vous apporte le fait de travailler avec des étudiants ?

H. GirardotCela fait six ans. Ce que j’aime bien faire avec les étudiants, c’est fabriquer leurs films. Donc m’attaquer à des problèmes concrets. Je ne théorise pas avec eux, c’est le comment qui m’intéresse. Je leur répète que le plus important dans le cinéma c’est le point de vue : que pensez-vous de votre personnage, de cette situation ? Quand vous le racontez, pourquoi vous racontez ça ? On revient toujours au fond. Mais je ne juge pas les sujets, ni les scènes qu’ils veulent essayer avec moi, ni le travail d’élaboration du scénario qui est fait avec d’autres intervenants. J’arrive sur le terrain comme un mercenaire et je regarde concrètement les problèmes qu’ils ont, en particulier ceux avec les acteurs. Parce que quand le metteur en scène t’explique ce qu’il voudrait de toi en tant qu’acteur, je pense que c’est un scandale. Un metteur en scène devrait se taire face à un acteur et juste le filmer, pas le diriger. Parce que « diriger », ça ne veut rien dire. On a envie de dire au metteur en scène : tu n’as pas assez parlé de ton personnage avec ton acteur. Normalement, il devrait arriver sur le plateau et être le personnage, sinon vous n’avez pas réussi à vous entendre, ou c’est mal écrit, ou l’acteur n’est pas compétent, ou ce n’est pas le bon.

OfflineTout se prépare donc en amont ?

H. GirardotOn dit que 90 % de la réussite d’un personnage c’est le casting. Mais bien évidemment que c’est le casting ! Mais ça se travaille le casting. Et des deux côtés, c’est-à-dire aussi du côté de l’acteur. Est-ce que l’acteur est capable d’aller au personnage ? Ce que j’essaye de discuter avec les étudiants, plutôt que de leur apprendre, c’est comment parler à l’acteur ou, quand j’ai un acteur en face de moi, comment écouter, quoi demander… Des choses qui sont pour moi basiques et jamais assez développées dans les écoles et sur les tournages.

OfflineQuand on est étudiant dans une école d’art, ce qui peut effrayer c’est la suite : comment vivre de sa passion et comment en faire un métier. Au vu de votre parcours, on se demande si ça consiste à saisir des opportunités.

H. GirardotOui, c’est très angoissant aujourd’hui. Je pense qu’il faut être honnête, le monde de la culture a changé. Jusqu’à l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, la culture c’était surtout la contre-culture. C’est-à-dire qu’il y avait un ministère de la Culture, des subventions, le Centre national du cinéma, etc., qui soutenaient des projets d’auteur. On n’aurait jamais imaginé que L’aventure c’est l’aventure de Claude Lelouch soit subventionné, alors que c’était normal pour des films de Truffaut ou Godard. D’une certaine façon, le monde était simple. Et, aujourd’hui, la contre-culture est devenue la culture. C’est-à-dire que ce monde était un peu marginal – c’était plus simple de dire qu’on faisait des études de commerce qu’une école d’art. Je pense que ça a changé  ; aujourd’hui, tout le monde ou presque peut se dire qu’il va devenir un cinéaste, un peintre, un artiste… Le résultat est que le marché est très encombré – avec cette idée que l’on peut gagner sa vie là-dedans. Rien n’est moins vrai. La seule différence est qu’avant, quand on avait envie de se lancer, on ne se disait pas qu’on pouvait gagner sa vie. Ce n’était pas un métier rassurant qui nous permettrait d’avoir une maison, une voiture, un chien, etc. C’était un truc qu’on faisait parce qu’on en avait envie et on savait que ce serait compliqué.

C’est devenu très difficile de réfléchir à la position de l’artiste. Celui qui peut vivre de son travail aujourd’hui est celui qui est animé par la soif de revanche la plus forte ; pas l’artiste le plus doué, mais le plus opportuniste.

OfflineC’est très différent aujourd’hui…

H. GirardotVotre génération peut très bien se mettre en colère contre la multiplication des écoles d’art et des filières possibles. Pour quoi faire ? Ça a créé du chômage, c’est stupide. Est-ce que la société a besoin d’autant de réalisateurs ? J’entends des réalisateurs créatifs. Qu’il y ait besoin de mecs pour réaliser des programmes de 10 minutes chez Cyril Hanouna, oui, on a besoin de ça, mais ce n’est pas de la créativité. Il y a une ambiguïté sur le rôle, la fonction de l’artiste aujourd’hui dans notre société. Même la reconnaissance artistique passe en général par le fric. La question c’est : combien Jeff Koons est payé pour une de ses œuvres ? C’est devenu très difficile de réfléchir à la position de l’artiste. Celui qui peut vivre de son travail aujourd’hui est celui qui est animé par la soif de revanche la plus forte, pas l’artiste le plus doué, mais le plus opportuniste. La bonne attitude pour un artiste serait de dire : je ne vends jamais mes peintures. Ce serait la bonne façon d’être respecté en tant qu’artiste. Il ne faut pas oublier que les plus grands artistes crevaient la dalle.

OfflineEt que pensez-vous du fait que l’on vous ait souvent choisi pour camper des rôles de personnalité politique ?

H. GirardotJe crois que c’est parce que j’ai une gueule de salaud et que les gens pensent que les politiques sont des salauds. Ils doivent se dire : avec son mauvais caractère, Hippolyte va nous faire un Guéant bien crédible. Ou alors : avec son ambiguïté, on ne sait jamais ce qu’il va penser ou dire, il va faire un Giscard parfait. Je ne me sens pas intello, mais on suppose que je vais comprendre ce que le politique va nous raconter et que ça aide, et là je suis assez d’accord. Mais je ne saurais pas jouer un Charles Pasqua, ou un Gaudin ou un Borloo, quelqu’un qui place le populisme devant la réflexion.

OfflineVous considérez-vous comme un artiste engagé ?

H. GirardotEnlevons le mot « engagé », c’est un mot bien pratique. Et en même temps le véritable engagement c’est que ça coûte quelque chose. Ça vient de l’allemand, il y a le mot Gage [« les frais » en français, ndlr] dedans. Sous l’occupation, un « artiste engagé », ça voulait dire quelque chose ; qu’à un moment donné, le message artistique, politique était plus important que sa propre vie. Mais ce n’est pas parce qu’on a un message politique dans son film qu’on est un artiste engagé, ce n’est pas vrai. On est un artiste qui a un point de vue politique et qui le dit, c’est tout. Mais les autres, qui pensent qu’ils ne sont pas politiquement engagés parce qu’ils font une comédie, se trompent. Parce qu’effectivement faire une comédie, flatter le public dans le sens de la bêtise, c’est politique. Je pense qu’un mec comme Hanouna est engagé. Il est engagé dans une entreprise de lessivage des cerveaux, d’abrutissement du peuple en essayant en plus de trouver des boucs émissaires. Il est plus engagé politiquement que Joey Starr, qui va chanter un rap contre la ghettoïsation. Ce sont eux les engagés politiques, c’est les mecs de droite, pas les mecs de gauche.

OfflineY a-t-il un réalisateur en particulier avec qui vous aimeriez travailler ?

H. GirardotC’est marrant parce que j’ai commencé à vraiment être au cinéma grâce à Eric Rochant, qui m’a fait travailler dans son premier court-métrage et dans lequel il y avait déjà un garçon qui s’appelait Arnaud Desplechin… une copine était passée et c’était Pascale Ferrand. Ils étaient ensemble à l’Idhec, l’école qui préexistait à la Fémis. Et en faisant le bilan de ce que j’ai tourné et avec qui, je me dis que les personnes avec qui j’aimerais tourner sont les mêmes, les trois mêmes. Il y en a un hélas avec qui cela ne se reproduira plus, alors que ça a été l’un des moments les plus formidables de ma vie, c’est Alain Resnais. J’ai adoré tourner et passer du temps avec cet homme. Je n’étais pas dirigé par lui, mais désiré par lui. C’était fantastique. Hélas, hélas il m’a appelé trop tard. J’imagine que j’aimerais aussi beaucoup travailler avec Mathieu Amalric, s’il refait un film… Un autre avec qui je n’ai travaillé qu’une fois et j’ai beaucoup aimé, c’est Bruno Podalydès. Après, par rapport à ce que je vois comme cinéma, je ne peux pas me dire : ah ! je veux travailler avec lui (ou avec lui) ! Je n’ai pas assez d’amour pour les films que je peux voir.