Dunne & Raby

Actuellement basé à New York, le duo formé par Anthony Dunne et Fiona Raby enseigne à la New School et développe une pratique quelque peu différente d’un designer travaillant l’objet industriel. Elle consiste à stimuler le débat autour de thématiques touchant aux technologies émergentes, et aux questions sociales, politiques et éthiques qui en découlent. Ils définissent leur démarche comme un « design spéculatif », dans lequel le produit n’est que le médium du message qu’ils veulent transmettre.

"Not Here, Not Now: Publi-voice", 2015 Video still © Dunne & Raby

Propos recueillis par Amandine Gini
Bachelor Design Industriel

OnlineComment en êtes-vous arrivés à une posture de recherche dans le design plutôt qu’à une approche classique du design industriel ?

Dunne & RabyTrès tôt dans nos carrières, nous avons été frustrés par les limites que l’industrie imposait à un produit, électronique par exemple, dans ce qu’il pouvait apporter à la vie des gens, mais pour autant, nous ne voulions pas cesser d’être des designers ou uniquement concevoir des objets d’artisanat. Grâce à notre enseignement, nous avons été fascinés par les nouvelles possibilités de design, en particulier industriel, et de design d’interaction qui pourraient être débloquées si elles étaient découplées d’un contexte strictement commercial et relocalisées dans le cadre académique d’une école d’art et de design. Serait-ce une forme de pratique critique qui remettrait en question les hypothèses, les idées préconçues et les données sur le rôle des produits et des systèmes technologiques dans la vie de tous les jours (design critique) ? Ou, en utilisant des propositions de produits hypothétiques, pourrait-il rendre concrètes et accessibles aux non-experts diverses implications sociales, culturelles et même éthiques de la recherche dans des domaines tels que la biotechnologie et l’intelligence artificielle ?

Nous sommes principalement impliqués par le « pas ici » et « pas maintenant » : l’irréalité.

OnlineDans vos travaux, vous focalisez-vous sur un futur proche ou lointain ?

Dunne & RabyNi l’un ni l’autre. Nous sommes principalement impliqués par le « pas ici » et « pas maintenant » : l’irréalité. Une fois que vous sortez du « ici » et « maintenant », dans le design en tout cas, votre travail est automatiquement relocalisé « vers » le futur. Mais l’avenir en tant que cadre pour traiter des propositions de design fictives peut être restrictif et s’accompagne de certaines attentes quant à la plausibilité et aux relations avec les réalités existantes. Mais si la réalité existante est déjà problématique, nous devrions commencer d’un ailleurs. Les visions du monde alternatives matérialisées en propositions de design seraient-elles un point de départ plus riche que les futurs technologiques alternatifs ? Il y a beaucoup de connaissances disponibles sur la façon de développer de nouvelles technologies, mais comment développer de nouvelles visions du monde à partir de valeurs, d’espoirs, de rêves et de peurs ? Essayer d’y répondre nous mène à des discussions et à des collaborations très intéressantes avec des anthropologues, des philosophes et des politiciens à la New School (New York), où nous travaillons actuellement.

OnlineVous définissez-vous comme appartenant à un groupe d’artistes, de designers, de penseurs ?

Dunne & RabyTrès vaguement. Notre travail de design s’appuie sur une approche de la conception très particulière, développée par des architectes et des designers, principalement en Italie dans les années 1960 et 1970, qui acceptaient pleinement la critique et la spéculation. Bien qu’il existe une longue tradition dans ce type de conception en architecture, ainsi que des moments dans le design de mobilier et design graphique, elle ne s’est jamais vraiment enthousiasmée pour le design industriel et interactif, donc cette communauté est encore grandissante.

Nous avons besoin de plus de pluralité dans le design, pas de style, mais d’idéologies et de valeurs.

Online« Nous avons besoin de plus de pluralité dans le design, pas de style, mais d’idéologies et de valeurs », écrivez-vous dans Speculative Everything 1. Vous avez observé que le design spéculatif prend forme principalement dans le contexte d’écoles ou d’universités, et qu’il y a un certain manque de maturité ou de professionnalisme dans ce domaine. En tant que profs, quels sont vos espoirs pour le futur de l’éducation dans le design ?

Dunne & RabyAu cours de ces dernières années, l’intérêt pour les formes spéculatives du design a crû. Beaucoup de studios et d’organisations explorent maintenant comment il pourrait être appliqué au-delà des écoles et du milieu universitaire, dans différents contextes culturels et professionnels, ou à toutes sortes de défis ; par conséquent, il continue d’évoluer et de muter. Il y a également eu beaucoup de débats et de discussions qui ont aidé à identifier d’autres directions pour la recherche et l’expérimentation. Quant à notre école de design idéale, en 2014, nous avons écrit un très bref aperçu de ce que cela pourrait être 2.

OnlineVous présentez vos projets dans des musées ou lors de conférences. Avez-vous déjà pensé à faire un film de fiction, un livre ou un scénario comme autre moyen de transmission ?

Dunne & RabyDepuis que nous avons rejoint The New School, nous avons un peu expérimenté les fictions. Et nous aimerions beaucoup faire un court-métrage expérimental, mais trouver le budget et les fonds relève du défi. L’une des choses que nous aimons le plus dans les expositions est le fait que le spectateur puisse s’immerger dans l’espace et profiter des œuvres sans intermédiaire. C’est quelque chose que nous aimerions explorer à plus grande échelle sous la forme d’environnements immersifs qui combinent de nombreux médias.

OnlineEn 2004, vous imaginez des énergies futures, dont les enfants seraient les principaux producteurs, et songez aux impacts sociaux que cela engendrerait. Comment imaginez-vous ces scénarios maintenant ? Penseriez-vous aux mêmes énergies treize ans après ?

Dunne & RabyC’est difficile à dire. Les sources biologiques d’énergie sont toujours intéressantes, mais peut-être pas l’hydrogène.

OnlinePrenons un de vos anciens projets : « Hertzian Tale 1994-97 », le scanner radio qui cartographiait les champs d’énergie transmis par les baby-phones sans fil à Londres. Le repenseriez-vous différemment aujourd’hui, au vu de notre relation actuelle à la technologie et au futur ?

Dunne & RabyLa nécessité de repenser l’articulation des frontières entre le privé et le public face aux nouvelles technologies reste pertinente. Quant à la cartographie de l’espace hertzien, sa densité actuelle rendrait la tâche beaucoup plus difficile. Mais la principale différence entre hier et aujourd’hui est que les réalités sociales et politiques qui se dessinent autour de nous, du moins en Occident, sont beaucoup plus dystopiques que tout ce que nous avions imaginé dans les années 1990. Une conception plus optimiste serait peut-être nécessaire aujourd’hui.

De nouveaux mondes sont imaginés par des écrivains, des cinéastes et des artistes ; les designers peuvent également emprunter cette approche pour développer des projets.

OnlinePuisqu’il est devenu si présent dans notre vie quotidienne, comment imaginez-vous le futur à présent ? Est-il toujours pertinent d’y réfléchir ?

Dunne & RabyL’imagination du design est actuellement dominée par des conceptions très étroites de futurs technologiques. Générées principalement par des sociétés technologiques [Google ou Apple, ndlr], renforcées par le cinéma et la culture grand public, elles sont si répandues qu’il devient de plus en plus difficile d’imaginer d’autres types d’avenir. C’est pourtant exactement ce que nous devons faire : imaginer des manières d’être radicalement différentes. De nouveaux mondes sont imaginés par des écrivains, des cinéastes et des artistes ; les designers peuvent également emprunter cette approche pour développer des projets qui produisent une réflexion et une imagination sur le genre de monde dans lequel les gens souhaiteraient vivre, plutôt que de communiquer une vision de ce que les choses seront ou devraient être. Peut-être une nouvelle forme de design civique visant à élargir l’horizon des possibilités dans l’imagination collective plutôt que prescriptrice d’un avenir particulier.

OnlineVous avez travaillé autour de la thématique du consumérisme. Pensez-vous que, dans cinquante ans, la société occidentale sera toujours dominée par la culture de consommation ?

Dunne & RabyJe ne l’espère pas !

OnlineVous travaillez sur des projets qui participent d’une attitude anticipative. Dès lors que vous imaginez des pratiques futures, pensez-vous aux matériaux, aux machines et aux techniques de fabrication qui pourraient être utilisés dans un futur proche ?

Dunne & RabyParfois. Nous l’avons fait avec United Micro Kingdoms (2013), mais avons adopté une approche très différente avec Not Here, Not Now (2015), où nous voulions expérimenter l’esthétique et différents modes de représentation au-delà du réalisme, pour que le spectateur ait plus de place pour interpréter le travail à sa manière.

1. Anthony Dunne et Fiona Raby. Speculative Everything. Cambridge, MA : MIT Press, 2013.
2. Voir http://www.maharam.com/stories/raby_the-school-of-constructed-realities