Cyril Diagne a occupé le poste de responsable du Bachelor en Media & Interaction Design de 2015 à 2018 tout en développant, en parallèle, des projets pour Google. Il partage ici son regard sur l’évolution et les applications de sa discipline.
Propos recueillis par Mathilde Colson
Bachelor Media & Interaction Design
OnlineQuel est votre background et quels éléments vous ont amené vers le design d’interaction ?
C. DiagneJe savais depuis longtemps que je voulais travailler avec mon ordinateur, faire des choses visuelles, de l’animation. Mais il y avait peu de formations en France, et la seule que j’avais identifiée était aux Gobelins, à Paris. J’y ai fait l’équivalent d’un bachelor, la première année en tant que graphiste, la seconde en tant que développeur. J’étais assez fasciné par le travail de Zach Lieberman, du Graffiti Research Lab… C’est ce qui m’a donné envie de créer des dispositifs interactifs. Et comme l’école des Gobelins ne proposait pas de Master, avec quelques amis (cinq) on a lancé un collectif, Lab212. Ça nous a offert beaucoup d’opportunités, davantage que le temps qu’on pouvait y consacrer, donc on n’arrêtait pas, c’était très stimulant !
OnlineC’est souvent difficile pour les étudiants en MID d’expliquer en quoi consiste ce qu’ils font. Comment vous y prenez-vous ?
C. DiagneJe pense que le meilleur moyen est de recourir à des exemples. A travers eux, on montre ce point de pivot entre le motion design, le creative coding, l’électronique, la programmation… Tout tourne beaucoup autour de l’ordinateur, c’est l’outil omniprésent des MID ! En fait, les ingénieurs sont là pour développer la meilleure technique possible, et les designers pour en identifier les usages et diminuer la friction entre une technologie très puissante, mais horrible à utiliser, et l’utilisateur, qui veut la prendre en main. Les MID ont aussi ce principe du hors-piste ; la volonté de se confronter à des techniques encore peu ou pas connues, d’en surmonter les obstacles et de proposer des expériences originales.
Je pense à l’image qu’on se faisait du futur il y a vingt ans, et à la quantité de savoir nécessaire à la mise en œuvre des émojis animés d’Apple. Je trouve le delta assez drôle.
OnlineCe qui vous vient à l’esprit si je vous dis « futur » ?
C. DiagneImpossible de m’empêcher de penser à de grandes vagues en 3D remplies de 0 et de 1, des cerveaux holographiques… ce genre d’imagerie venue d’Hollywood et de la science-fiction. Mais je pense aussi à moins de frictions avec les systèmes automatisés. J’imagine une ville ou des espaces où on interagit naturellement avec les infrastructures qui nous entourent. Je pense aussi à l’intelligence artificielle, qui va continuer à débloquer beaucoup de choses et aussi à poser de nouvelles questions. Je pense à l’image qu’on se faisait du futur il y a vingt ans, et à la quantité de savoir nécessaire à la mise en œuvre des émojis animés d’Apple. Je trouve le delta assez drôle.
Et bien sûr je pense aussi aux enjeux plus larges : crise des réfugiés, enjeux écologiques, libération de la parole, émancipation des genres et des sexualités. Et je me demande quel sera le rôle des technologies dans ces domaines-là.
OnlineEst-ce que le futur nous sourit ? Est-ce possible d’être pessimiste quand on est en MID ?
C. DiagnePour un MID, c’est difficile d’être à la fois serein et de garder un esprit critique face à ces technologies. On a d’un côté la Silicon Valley avec son discours ultra positif, voire spéculatif… et en même temps, quand on lit la presse généraliste, on voit : « traçabilité », « surveillance », « privation des libertés », « espionnage », « discrimination »… On a envie de prendre son ordi et son téléphone, de les jeter à la poubelle pour partir vivre à la montagne. C’est important d’entendre ce discours parce qu’il vient contrebalancer le reste. Typiquement, l’AI, l’intelligence artificielle, c’est une technologie que peu de gens comprennent encore, qui est mise aux agendas spéculatifs un peu de tous les bords, et on entend Elon Musk parler de troisième guerre mondiale. C’est difficile de faire la part des choses et de garder une vision objective sur le sujet. Et malgré tout, je pense que le futur nous sourit, on a beaucoup à gagner de toutes ces technologies en plein essor.
OnlineComment enseigne-t-on une pratique si mouvante qui s’invente en même temps qu’elle s’exerce ?
C. DiagneOn a la chance d’être à l’ECAL, dans une école où les disciplines enseignées sont extrêmement mouvantes – je pense que la photo ou le design industriel n’avait aucun rapport il y a cinq ou dix ans avec ce que ça peut être aujourd’hui. Il faut être constamment attentif à l’évolution du paysage, d’où les nombreux intervenants extérieurs, qu’ils viennent du monde professionnel ou muséal, qui partagent avec nous leur expérience. Si on avait parlé il y a quelques années d’une salle de réalité virtuelle à l’école ou d’un workshop sur les blockchains, on aurait vu quelques paires d’yeux s’arrondir, alors que ça semble être maintenant une évidence de s’intéresser à ces sujets ! Quant à l’enseignement, l’important est de se focaliser davantage sur l’apprentissage d’une méthodologie et d’une certaine philosophie de travail plutôt que de sur-ajuster l’enseignement sur des technologies en vogue. Les techniques que l’on enseigne aux étudiants à l’ECAL ne sont probablement pas celles qu’ils utiliseront la majeure partie de leur carrière. Et ça fait partie de notre domaine que de pouvoir s’adapter.
OnlineAvez-vous une forme d’engagement dans votre pratique ?
C. DiagneJe ne me revendique pas particulièrement comme un praticien engagé. J’ai un discours plutôt universel, poétique, qui se dégage globalement du langage critique. En même temps, je promeus une certaine réappropriation, un détournement de choses censées être réservées à une certaine catégorie de personnes. Par exemple, la plupart de mes œuvres sont en OpenSource et CreativeCommon. Pour l’anecdote, il y a quelques années, j’ai reçu le mail d’une personne au Brésil qui était extatique parce qu’elle avait pu installer une balançoire interactive pour l’anniversaire de son fils. J’avais trouvé ça tellement bien, ça m’a vraiment ému. J’ai donc décidé de passer la plupart de mes projets en OpenSource (n’importe qui peut les prendre et les installer sans m’en avertir). Finalement, c’est une forme d’engagement !
Avec le savoir vient souvent une forme de pouvoir, d’autant plus lorsqu’il n’est pas partagé.
OnlineQue pensez-vous du fait d’utiliser des outils qui confèrent un certain pouvoir ?
C. DiagneC’est vrai qu’avec le savoir vient souvent une forme de pouvoir, d’autant plus lorsqu’il n’est pas partagé. C’est donc de notre responsabilité d’expliquer, de démocratiser, de rendre accessible et transparent au maximum. Après, chacun a aussi la responsabilité de se renseigner, par exemple concernant la sécurité et la privatisation de nos données. C’est quelque chose qui nous concerne tous, et certaines sociétés peuvent abuser de leur accès à ces données. Mais c’est une erreur de penser que l’on n’a pas les outils pour s’en défendre, même si ça demande un certain effort.
OnlineQuand on prend part, qu’on devient acteur de ces changements rapides, est-il encore possible de rêver du futur, comme un enfant rêve de science-fiction ?
C. DiagneIroniquement, le fait de créer c’est se fermer plus de portes qu’on n’en ouvre, ce qui peut se révéler frustrant. En même temps, la raison pour laquelle on s’investit dans un projet, c’est l’envie d’extraire une idée du virtuel pour la réaliser. Donc, ce qu’on fait vient quand même d’un rêve.
OnlineUne invention que vous rêvez de voir se réaliser ?
C. DiagneL’émergence des interfaces naturelles. Pouvoir prendre un peu le contrôle sur ce qui nous entoure ; j’ai longtemps rêvé de ça et c’est en train d’arriver. Des interactions les plus intuitives possibles, avec un minimum d’effort cognitif requis : par la parole par exemple, ou directement avec le cerveau, par la pensée. Ou alors une machine pour se téléporter. Je n’aime pas trop l’avion…
OnlinePouvez-vous nous parler de votre travail chez Google ?
C. DiagneDepuis à peu près trois ans je suis en résidence au sein du Lab de l’Institut culturel de Google. C’est une fondation interne sans but lucratif, au sein de l’entreprise, qui accompagne les musées, les institutions et les fondations dans l’archivage, la numérisation, l’analyse et la diffusion de leurs contenus grâce au numérique. C’est un outil qui leur apporte énormément de challenges et de possibilités, avec souvent assez peu de budget, donc Google essaie d’apporter son expertise pour les épauler. Au Lab, Google invite des artistes, designers, curateurs, écrivains, des chercheurs… pour imaginer et construire de nouvelles passerelles entre la culture au sens large et la technologie.
Mon travail dans cet institut se focalise sur la navigation et l’analyse de grandes quantités de données. Par exemple, une fonctionnalité dans l’application de Google Arts and Culture qui vient d’arriver : à partir d’un simple selfie que l’on prend, l’app va chercher dans ses centaines de milliers d’œuvres pour retrouver un portrait qui pourrait être notre doppelgänger. L’interaction est très simple et l’accès à ces centaines de milliers d’œuvres rend l’expérience assez surprenante. Et en même temps, ça amène des questions, sur la biométrie par exemple.
Je pense aussi que l’AI va décevoir beaucoup de gens et produire beaucoup de confusion si elle conserve cette dénomination.
OnlineA l’image du QR code, qui a été un vrai flop technologique… où se trompe-t-on ?
C. DiagneJ’étais un supporter du QR code et des podcasts… donc je me méfie des prédictions. Mais, par exemple, je pense que la réalité virtuelle et la réalité augmentée ne seront pas révolutionnaires dans leur forme actuelle. Cela dit, ça ne m’empêche pas de penser que les savoirs qui sont en train de se construire autour de ces plateformes actuelles seront fondamentaux pour la suite. Je pense aussi que l’AI va décevoir beaucoup de gens et produire beaucoup de confusion si elle conserve cette dénomination. En même temps, elle va aussi beaucoup surprendre par sa longévité et l’ampleur de la révolution qu’elle va engager. Le machine learning nous dit que l’« on surestime où se trouve l’intelligence artificielle aujourd’hui, et sous-estime là où elle sera dans vingt ans ».
OnlineQuel est le futur des MID à l’ECAL ?
C. DiagneJe pense que les MID vont continuer à faire bouger les frontières du design, notamment avec l’essor de quelque chose comme l’AI, qui va faire profondément évoluer des choses dans de nombreux aspects de la vie ; les MID seront en première ligne pour en façonner les usages. Je pense qu’il y aura aussi de plus en plus de collaborations, toujours plus diversifiées au sein de l’ECAL, tant ces éléments vont être au cœur de la création et du design.
Aujourd’hui, il y a une très grande diversité de domaines d’action dans le Bachelor MID. On maîtrise beaucoup de techniques différentes, et il n’est pas impossible que dans le futur on voie la section se scinder, pour mieux affiner la spécialisation. Même si, pour le moment, les MID qui sortent de l’ECAL et travaillent continuent de toucher un peu à tout, et ont donc besoin de savoir maîtriser tous les outils.