Christophe Guberan

Jeune designer industriel et diplômé de l’ECAL (2012), Christophe Guberan travaille sur les procédés de fabrication assistés par machine à commande numérique. Le matériau et les possibilités de le façonner sont au cœur de son travail, plus expérimental que formel. Il est aussi chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT, Cambridge, Etats-Unis) et enseigne à l’ECAL.

Propos recueillis par Félicien Rousseau et Paul Vachon
Bachelor Design Industriel

Portrait de Cécilia Poupon et Marvin Leuvrey
Bachelor Photographie

OfflinePeux-tu brièvement te présenter ?

C. GuberanJ’ai 30 ans, j’ai commencé mes études par un CFC [Certificat Fédéral de Capacité, ndlr] de dessinateur architecte dans un bureau, ensuite j’ai travaillé sur différents chantiers, puis j’ai voyagé. Je me suis rendu compte que l’architecture était un médium qui me plaisait beaucoup, mais qui était assez vaste. Le fait que l’on conceptualise un objet à une échelle qui n’est pas la sienne m’a fait remarquer que j’avais bien plus d’affinités avec les objets que je pouvais créer directement avec mes mains, et à une échelle que je maîtrisais. J’ai donc eu envie d’étudier le design industriel pour travailler à cette échelle 1/1 et être plus proche de la matière.

OfflineComment se sont passées tes années à l’ECAL ?

C. GuberanJe n’ai pas fait de Gymnase. J’ai quitté les études relativement tôt et les reprendre a été quelque chose de génial. J’ai vraiment aimé la Propédeutique, qui a été très enrichissante pour moi qui n’avais pas le même bagage artistique que mes camarades. Mais l’ECAL m’a aussi permis de rencontrer des gens avec lesquels je collabore encore aujourd’hui. Enfin, c’était la possibilité, au cours de ces études, de mener des collaborations avec de grandes entreprises. Quatre ou cinq d’entre nous ont ainsi pu suivre la production d’un objet chez Alessi, ce qui pour des étudiants en deuxième année est assez incroyable.

OfflineLes objets chez Alessi que tu as dessinés ont été imaginés durant ton cursus à l’ECAL ?

C. GuberanOui, pendant ma deuxième année. Mais je n’ai pas vraiment arrêté pendant ces trois ans. Avec ce petit groupe de quatre, cinq, on se voyait pour travailler pendant les vacances, on faisait des stages, par exemple au département de recherche du chocolatier Cailler. On est aussi allé en Inde, pour un workshop sur le bambou qui a été vraiment génial. On y avait comme professeur un « maître bambou » qui travaillait ce végétal depuis des années. J’avais fait une paire de lunettes dans un seul morceau de bambou et l’idée était surtout de ne pas inclure de verre pour protéger du soleil, comme des petites casquettes à yeux. Le travail était beaucoup sur le cintrage du bambou. J’ai fait pas mal d’objets en une seule pièce, découpée, cintrée, emboutie. C’est comme un réflexe chez les designers, de tenter de tout faire en une pièce, ou en un fil. Ça donne un objet dont on est très fier parce qu’il est le résultat d’une opération assez minimale, mais il manque quand même un petit quelque chose à la fin…

On a souvent tendance à aller voir sur internet pour déceler les tendances,  les styles… mais finalement travailler directement avec la matière nous fait aborder un sujet avec un autre point de vue et à une échelle qui garde encore du mystère.

OfflineAs-tu toujours eu cette passion pour l’approche expérimentale ?

C. GuberanLe déclic a eu lieu au cours d’un travail sur le thème du papier avec Christophe Marchand en deuxième année. C’était la première fois que nous abordions un projet directement à travers la matière. Assez vite, nous avons été contraints à cause de cet unique matériau, mais ça nous a poussés à aller très loin dans nos recherches. J’aime l’idée d’une contrainte assez forte pour pouvoir vraiment creuser et enfin s’éloigner. Je me suis dit : nous sommes 32 étudiants, nous avons le même matériau, comment allons-nous pouvoir nous démarquer ? Ça a été un déclic, car on a souvent tendance à aller voir sur Internet pour déceler les tendances, les styles… mais finalement, travailler directement avec la matière nous fait aborder ce sujet avec un autre point de vue et à une échelle qui garde encore du mystère.

OfflineComment es-tu entré au MIT après l’ECAL ? Quel statut y avais-tu ?

C. GuberanC’est une histoire assez simple. En 2012, j’ai eu la chance d’exposer mon projet d’imprimante Hydro-Fold au Salon Satellite de Milan, dont le thème était « Technologie et design ». J’étais un peu sceptique, car c’était vraiment expérimental. Je parle parfois de bidouillage, car j’essaie jusqu’à ce que ça fonctionne, avec les moyens du bord… Mais, surtout, une fois l’objet terminé, j’ai fait une vidéo et je l’ai mise en ligne. C’était en 2012, pas comme aujourd’hui, où communiquer avec une vidéo est presque obligatoire ! Les gens sont plus fainéants aujourd’hui et préfèrent regarder une vidéo qui leur explique le projet plutôt que lire un article. Je pense avoir fait ce projet au bon moment, avec une idée simple de détournement d’un objet commun et un côté technologique sans être une usine à gaz, et cette feuille qui sort immédiatement. Après Milan, il y a eu un vrai engouement pour ce projet et un professeur du MIT m’a contacté. C’est très commun aux Etats-Unis de démarcher, le MIT le fait beaucoup, et c’est aussi pour ça qu’il y a autant de gens brillants là-bas.

OfflineEt que t’a-t-on proposé ?

C. GuberanCe professeur m’a demandé si je voulais faire de la recherche. Je suis donc allé à Boston. Mon niveau d’anglais était vraiment basique, j’ai fait deux conférences là-bas, une au MIT et une autre pour Swissnex, le réseau suisse d’échanges scientifiques. On m’a ensuite proposé de revenir au MIT, ce que j’ai fait pendant un an en tant que Visitor Scientist Researcher – c’est un titre qui ne veut pas dire grand-chose. La même année, j’ai gagné la bourse Leenaards, qui me donnait financièrement la possibilité de consacrer une année à ça – car quand on commence à faire des recherches libres dans une école telle que le MIT, il n’y a pas vraiment de financement ; c’est une école privée et ses ressources viennent souvent de l’industrie. Dans mon cas, ils payaient la structure, le « lab », ce qui n’est pas rien… C’est comme une sorte de résidence avec des machines et tout ce qui pouvait être utile à mes recherches. Très vite, j’ai commencé à faire des rencontres. Le premier professeur qui m’a approché était un prodige de l’origami et s’appelle Erik Demaine. Accessoirement, il a été le plus jeune professeur du MIT, à 20 ans [né en 1981, ndlr], il n’a pas fréquenté l’école et a tout appris avec son père. Il était à l’époque plus rapide que les ordinateurs pour calculer des structures origamiques. Aujourd’hui, il n’est plus aussi rapide, mais c’est lui qui a mis au point les algorithmes des ordinateurs. J’ai aussi collaboré à différents groupes de recherche, puis j’ai rencontré Skylar Tibbits, qui dirige le Self Assembly Lab et avec qui j’ai mené toutes ces recherches. Il travaille sur les matériaux actifs préprogrammés et part du principe qu’il peut tout rendre actif… On est très proche dans ces recherches.

OfflineCombien de temps es-tu resté au MIT ?

C. GuberanDe 2014 à 2016. Ces derniers temps, j’ai fait des allers-retours, l’idée étant que je travaille en Suisse… et là-bas.

En tant que designer, on est dans des hypothèses très pratiques et le fait que ça n’ait pas de fonction nous laisse entrevoir une certaine utopie que j’aime beaucoup.

OfflineQuel était le domaine de recherche de ton lab ? Peux-tu nous décrire cette structure dans laquelle tu as travaillé ?

C. GuberanCe n’est pas très grand, une trentaine de mètres carrés à peu près. Derrière ces recherches, comme celles de Skylar Tibbits [sur les matériaux autoprogrammables en fabrication et architecture, ndlr], par exemple, il y a une certaine utopie. En tant que designer, on est dans des hypothèses très pratiques, et le fait que ça n’ait pas de fonction laisse entrevoir une certaine utopie que j’aime beaucoup. L’idée de ce lab est vraiment de dégrossir, de mener des recherches sur les choses qui s’assemblent et se forment par elles-mêmes. Avec ces matériaux « préprogrammés », on peut travailler avec des entreprises très diverses comme Airbus, une marque de chaussures, une autre d’objets suédois… Notre travail n’a aucune garantie de résultat, mais il suscite un intérêt et une demande parce que c’est le MIT – dont le rôle est de repenser le principe de l’ergonomie, ou celui de l’idée de chaussure. On n’arrivera sûrement pas à faire une chaussure qui passe du 23 au 46, mais pourquoi pas avoir des parties qui se contractent à certains endroits autour du pied ? Ces recherches sont avant tout menées autour des énergies qu’on est capable de produire. Si on travaille sur le corps, on va essayer de puiser une énergie venant du corps, comme la chaleur que l’on dégage par exemple lorsque l’on court, ou éviter la transpiration en se servant d’un matériau qui vient s’ouvrir dès qu’il y a de l’humidité… Ce qui me semble intéressant, c’est de lier les choses. On pourrait aussi créer des stores qui réagiraient à la chaleur du soleil, se fermeraient quand la chaleur est forte et s’ouvriraient quand elle diminue. On a aussi travaillé avec des matériaux très sensibles à l’eau, comme le papier pour les voitures de sport. Celui-ci viendrait remplacer les spoilers en modifiant leur forme avec l’arrivée de la pluie pour garantir l’adhérence au sol, par exemple. Ce n’est au départ qu’un concept, une idée que l’on développe… et qui verra peut-être le jour. Autre exemple : dans l’aviation, on a travaillé pour Airbus sur un clapet de refroidissement placé au-dessus des réacteurs qui, à partir d’une température donnée, s’ouvre grâce à des moteurs. Si, avec ces nouveaux matériaux programmés, on arrivait à remplacer ces moteurs, les avions gagneraient énormément en légèreté.

OfflineParmi les chercheurs, as-tu rencontré la craquante Neri Oxman ?

C. GuberanAhah, bien sûr ! J’ai rapidement rencontré plusieurs personnes : Neri Oxman, Skylar Tibbits, Nick Richtenfeld et beaucoup d’autres. Au final, c’est assez petit, un peu comme l’ECAL !

OfflineDisposais-tu de fonds au MIT ?

C. GuberanC’est assez particulier. Il y a plusieurs statuts au MIT. Le mien est plutôt celui d’« artiste collaborateur » et aujourd’hui c’est un statut d’indépendant, donc je travaille par mandat avec le lab. C’est très important pour moi de pouvoir continuer ce que je fais par ailleurs : enseigner, donner des conférences… Si tu travailles pour un laboratoire avec un contrat fixe, tu es sous secret professionnel avec des clauses de confidentialité… et de fait moins libre dans tes démarches. Pour la chaussure, par exemple, on a travaillé ensemble sur les techniques puis j’ai tenté de trouver une application, et on a dessiné cette chaussure. J’aime pouvoir passer par ces process un peu nouveaux pour parvenir à des esthétiques nouvelles. C’est par la matière, par le process, que je vais arriver à une sorte de langage. Je ne serais sûrement pas le plus apte à redessiner une chaise, mais m’approprier de nouveaux process, j’y arrive, en y prenant aussi beaucoup de plaisir.