Camille Henrot

De passage à l’ECAL pour une conférence, Camille Henrot a évoqué trois de ses pièces, une installation, une exposition et un film, qui sont caractéristiques de sa production protéiforme et engagée.  Nous avons choisi de retranscrire ici l’intégralité de la conférence pour ne trahir ni la richesse, ni la subtilité de ses explications. Le contraste entre la simplicité du propos et la complexité des œuvres montrées témoigne d’une énergie créatrice à la fois exubérante et maîtrisée, alimentée par un regard paradoxal sur le réel, à mi-chemin entre l’exigence et l’empathie.

Conférence retranscrite par Deodaat Tevaearai

Office of Unreplied Emails

Cette installation est un projet d’écriture qui s’étale sur presque un an, juste avant les élections américaines de 2016. C’était une période un peu particulière où il y avait énormément d’activisme. Et comme je signe toutes les pétitions qu’on m’envoie, j’ai commencé à faire partie d’une chaîne d’associations qui sont toutes liées entre elles. Je recevais donc un nombre très important d’e-mails de la part d’organisations activistes américaines qui m’étaient adressés personnellement. Parallèlement, je recevais aussi des messages d’entreprises commerciales comme la Chase Bank, ma banque aux Etats-Unis, ou comme Groupon.com, un site qui met en ligne toutes les possibilités de discount du moment.
La plupart de ces e-mails sont envoyés par des robots, mais ils ressemblent à des messages personnels : “Don’t miss your chance, Camille. Tonight is the deadline.” Le robot s’adresse à vous en utilisant votre prénom, et avec une phrase courte et accrocheuse, il stimule un sentiment de culpabilité pour que vous répondiez. Sur un ton très affectif, on vous demande : “Why didn’t you reply to me?” Comme ce sont des phrases qui sont conçues pour créer de façon artificielle une impression d’intimité, j’ai imaginé, pour y répondre, un personnage fictif. Quelqu’un d’ultra méticuleux et extrêmement concerné, mais qui en même temps éprouverait un besoin de retraite. Une personne qui serait extrêmement sensible aux difficultés de notre monde tout en étant incapable d’y répondre.

Pour cette installation, j’avais fait calligraphier mes réponses avec une écriture qui avait l’apparence d’une typographie. Je voulais jouer sur l’apparence de la familiarité, de l’intimité et du personnel qui est une stratégie fréquemment utilisée par les entreprises dans le monde du digital. Je souhaitais m’approprier ce stratagème pour le renvoyer – en quelque sorte – à l’envoyeur. Par moment, j’avais envie de répondre de manière humoristique, parfois ça devenait un petit poème. Ou alors cela devenait parodique, lorsque j’utilisais les mêmes mots que ceux du message reçu. Je me suis inspirée de la conférence de Roland Barthes sur « le neutre » qui parle du besoin de retraite, du besoin de se soustraire à la pression d’une action immédiate. Durant cette année 2016, qui a été très intense aux Etats-Unis, j’avais un sentiment fort d’impuissance et j’avais envie de réfléchir à la possibilité pour nous, en tant qu’individu, de nous confronter à la pluralité de nos désirs, à la pluralité de nos identités. Un jour vous recevez un message sur une cause qui vous tient à cœur et vous prenez le temps de le réexpédier, de signer des pétitions et de faire des donations. Un autre jour vous avez mal au ventre ou vous avez un chagrin d’amour, et la capacité à s’investir sur le même problème est complètement réduite. C’est cette inconstance à pouvoir répondre aux problèmes du monde que je voulais décrire, ou en tout cas explorer, dans cette œuvre qui est à la fois épistolaire et solitaire, à l’image de la mailbox, dont plus de la moitié des messages qu’elle contient vous sont adressés par des robots.

cette œuvre est à la fois épistolaire et solitaire, à l’image de la mailbox, dont la moitié des messages vous sont adressés par des robots

Le choix de la calligraphie était aussi lié à une réaction critique face au sentiment d’urgence généré par ces e-mails. Il a été démontré que plus les messages sont longs, moins vous avez de chances de recevoir une réponse. Il y a donc un lien direct entre l’efficacité et la durée. Dans ce contexte politique extrêmement violent, où sont mises en scène des compétitions de stratégies de communication, je voulais proposer une sorte d’antidote où la démarche est à l’opposé de l’efficacité. D’où le choix de la calligraphie, mais aussi du style littéraire des réponses, qui sont très longues et qui proposent une variété de tons. Pour le personnage, qui s’appelait Camille mais qui n’était pas toujours la même personne, je me suis inspirée de deux romans. Monsieur Teste de Paul Valéry et Molloy de Beckett. Chez ces deux hommes, il y a une inefficacité fondamentale. Chez l’un en raison d’un excès de réflexion et de rationalisation qui est le résultat d’une forme d’égocentrisme, alors que chez l’autre, Molloy, l’inefficacité vient du fait qu’il se complaît dans son extrême passivité. C’était intéressant pour moi de réfléchir à la possibilité d’une réaction passive, chose qui est aujourd’hui assez rare. L’opinion exprimée en ligne est souvent engagée, radicale et décidée, et c’est rare que les gens s’expriment pour dire qu’ils ne sont pas sûrs ou qu’ils ne savent pas. C’est comme si la médiocrité, l’entre deux, l’incertitude, l’ambivalent avaient disparu de l’agora que représente le monde digital.

Bad Dad & Beyond 

L’exposition « Bad Dad & Beyond », un jeu de mots qui fait référence à la chaîne de mobilier domestique Bed Bath & Beyond, présentait des inventaires de problèmes domestiques ou familiaux par l’intermédiaire d’une série de téléphones ou d’interphones.
 
La première pièce que j’ai imaginée, Bad Dad, est un peu la source de ce projet. J’avais pensé que le père était une bonne image pour parler de notre rapport à l’autorité. En me baladant sur des forums pour trouver des solutions techniques (lorsque le wifi ne fonctionne pas par exemple), j’ai trouvé des messages très enflammés qui commençaient en exposant un problème technique qui, très rapidement, devenait un problème domestique ou familial. Le rapport que nous avons avec la technologie est assez proche de celui que nous avons avec nos parents, dans le sens où nous attendons de la technologie une aide qui lorsqu’elle ne vient pas peut créer une frustration très importante. La spécificité de notre relation au digital me semblait marquée par une véritable inégalité des pouvoirs. Et comme on ne peut pas se passer de l’ordinateur, de Facebook ou d’Instagram, cela génère un réel sentiment d’impuissance. Bad Dad combine donc les problèmes que l’on peut avoir avec son ordinateur avec ceux que l’on peut vivre avec son père. On pouvait y entendre des questions du type : « Votre père a-t-il tué votre sœur pour changer la météo ou effacer des fichiers sans votre permission » ? Je m’étais inspirée d’Agamemnon, un célèbre mauvais père de la mythologie qui a assassiné l’une de ses filles pour gagner une guerre en intervenant sur le temps qu’il faisait.

Plus nous glissons vers l’ère numérique et plus notre attente d’un monde spirituel devient forte.

Bad Dad n’avait que deux touches possibles, le zéro pour répondre oui et le un pour répondre non. J’ai travaillé avec le poète Jacob Bromberg pour concevoir des questions qui s’enchaînent à la façon d’un rhizome, chaque réponse générant des questions spécifiques. Pour écouter la totalité du texte, il faut rester au téléphone pendant quatre heures, ce que personne n’a fait, je crois. Le principe de la hotline permet donc une expérience qui est différente pour chaque spectateur. Pour moi, il était important que l’exposition offre une possibilité de hasard, de la même manière que dans notre vie, le hasard est présent. C’est aussi à travers le hasard que nous faisons l’expérience de la magie, de la sérendipité, de la coïncidence, de l’idée que les choses arrivent pour une raison supérieure. C’est une sorte de pensée mystique ; plus nous glissons vers l’ère numérique et plus notre attente d’un monde spirituel devient forte.

Saturday

Les recherches sur ce film ont également commencé en 2015-2016, au moment où, malheureusement, Donald Trump a été élu. Il est difficile de décrire, pour un Européen vivant aux Etats-Unis, les sentiments de désespoir et d’impuissance qu’a induits l’élection de Donald Trump. Mais quand je pense à l’impuissance, je pense aussi au livre d’Ernst Bloch intitulé Le Principe espérance. C’est un livre très optimiste pour la pratique artistique. Il y est dit que si la culture de la production ne remplace pas l’idée de révolution, elle peut l’inspirer. Et je pensais à la façon dont la production artistique peut induire une possibilité de changement tout comme aux autres stratégies qui permettent faire face à la dépression et au désespoir : la religion, la chirurgie esthétique ou la contestation. Je voulais initialement toutes les inclure dans mon film, mais l’accès à un groupe religieux spécifique, l’Église adventiste du septième jour, est devenu le sujet principal du film.

J’avais rencontré plusieurs missionnaires adventistes en 2010, lorsque j’étais dans l’archipel du Vanuatu pour le tournage d’un film [Coupé/Décalé ndlr]. J’étais dans une communauté qu’ils essayaient de convertir et c’était quelque chose que je trouvais un peu effrayant. Pendant longtemps, j’ai laissé de côté ce sujet parce qu’il me semblait difficile et sensible. Et aussi parce que je ne savais pas non plus comment éviter le piège qui consiste soit les dépeindre comme des personnes purement maléfiques, soit à les défendre en tant que groupe. En réfléchissant à la façon de travailler avec cette communauté spécifique, j’ai pensé aux images 3D de mauvaise qualité qui donnent l’impression de regarder dans un aquarium ou à travers une loupe. J’ai fait le choix de la 3D parce que son caractère artificiel permettait d’approcher les adventistes du septième jour tout en ayant l’impression de rester à l’extérieur de la communauté.

Ils ont une application pour calculer le nombre de péchés commis dans la journée.

Les adventistes utilisent les médias de façon particulière. Ils ont une application pour calculer le nombre de péchés commis dans la journée, des émissions de radio et des permanence téléphoniques. Il y a aussi une émission de télévision avec une hotline. Les spectateurs peuvent appeler pour parler de leurs problèmes et ils prient en direct pour eux. Cette émission était comme une sorte de synthèse de toutes les choses qui m’intéressaient. Et ils m’ont non seulement autorisée à les filmer mais ils ont aussi rejoué l’émission juste pour moi afin que je puisse avoir exactement le même angle de caméra. Je me sentais vraiment reconnaissante de la confiance qu’ils m’avaient témoignée, mais j’étais également préoccupée, d’un point de vue éthique, par la possibilité d’être à l’intérieur de la communauté tout en restant l’extérieur, de façon à aborder ce sujet sans jugement.

Ce film agit un peu comme une sorte de mélodie qui fonctionne par vagues. Il donne à voir l’intérieur des choses tout comme les choses elles-mêmes et il est rythmé aussi bien par le baptême que par des images de surfeurs plongeant sous les vagues pour les éviter. Pour moi, il y a des liens forts entre le baptême et l’idée de prière comme expérience sous-marine, de la prière comme désir de retourner dans le ventre maternel. Superficiellement, le film parle d’espoir mais de façon plus profonde, il évoque la possibilité d’un retour à l’intérieur comme une solution à la brutalité du monde extérieur.