Alfredo Jaar est un artiste, architecte et réalisateur. Il est né à Santiago du Chili en 1956, il vit et travaille à New York. Sa pratique artistique multidisciplinaire traite des questions de représentation médiatique du monde, de distribution du pouvoir, des divisions sociopolitiques ainsi que des questions de migration et de discrimination. Mercredi 18 mars 2015, vers 17h30. Nous nous installons dans un café parisien, non loin de son hôtel, sur le boulevard Raspail dans le 14e arrondissement. Extraits.
Propos recueillis par Jeanne Guye et Florent Marvier
Bachelor Arts Visuels
[…] Toutes mes œuvres sont des réponses à des réalités de notre monde, de notre environnement. Je ne suis pas capable de créer une œuvre uniquement à partir de mon imagination, c’est-à-dire que je ne suis pas devant une toile blanche ou un carnet à dessiner, à inventer des mondes. Pour cette raison, je dis que je ne suis pas un artiste de studio.
[…] Chaque projet est une excuse pour comprendre une partie du monde. Mon modus operandi, c’est de comprendre le monde pour agir dedans.
[…] La majorité de mes projets a lieu dans des contextes déterminés – des institutions m’invitent –, et ça devient un prétexte pour un projet.
[…] Internet est devenu un outil très intéressant mais dangereux, donc je forme une équipe pour m’aider à comprendre. Ce qui est important dans mon processus, c’est que pendant tout ce temps d’accumulation d’informations, je me contrôle, c’est-à-dire je n’ai aucune idée de ce que je vais faire.
[…] Quand j’arrive à cette position disons de « connaissance responsable », je me dis « bon, j’ai compris, maintenant qu’est-ce que je veux dire ici ? » – pas ce que je veux faire, ce que je veux dire. Et c’est là qu’on commence à faire de l’art. Parce que je me dis « bon, je voudrais dire ceci… » et là vient la question de l’artiste et la question est comment ? Comment je vais le dire ?
Et soudain, un jour je découvre que cette image qui est floue est peut-être mon travail le plus important sur le Rwanda.
[…] C’est alors que j’ai fait la dernière pièce, qui s’appelle Six Seconds, et je me suis dit « eh bien, c’est ici que j’arrête ». Cette pièce, c’est un caisson lumineux, une photographie, une image, c’est tout. C’est une image que j’avais repérée quand je regardais ce que j’avais récolté au Rwanda et je l’avais tout de suite beaucoup aimée, mais je l’avais laissée de côté parce qu’elle était floue. Malgré ça, je la trouve très belle. C’est une jeune fille qui a perdu ses parents dans le génocide, elle a vu comment on les a tués avec des machettes. Elle était très perturbée et j’avais envoyé quelqu’un pour lui demander : « Est-ce que ce monsieur pourrait te parler, te poser quelques questions sur ta situation ? » Elle avait dit oui. Alors elle s’approche… mais je n’ai pas réussi à lui parler, elle est tout de suite repartie. Elle a commencé à pleurer, donc elle s’est retournée, elle m’a donné le dos, ce qui était d’une grande dignité, elle ne voulait pas que je la voie pleurer. Je suis resté comme ça, immobile, je ne savais pas quoi dire ni quoi faire. Ça dure peut-être deux ou trois secondes, et puis elle décide de partir, sans rien dire, elle part simplement. Alors là j’ai un réflexe, je prends mon petit appareil et je la prends en photo. J’utilise un appareil ridicule parce que la photographie, ce n’est pas ce qui est important pour moi. C’est pour cela que l’image est floue, elle était en train de bouger et puis j’étais nerveux. Pendant six ans, j’ai regardé cette image en la trouvant très belle, la composition est merveilleuse. Elle a une robe bleue – c’est la robe des écoliers du Rwanda, avec un mouchoir blanc –, elle est de dos donc on ne voit pas son visage, elle est sur un fond vert, et tout est flou. Et soudain, un jour, je découvre que cette image qui est floue est peut-être mon travail le plus important sur le Rwanda.
[…] Je ne savais pas peindre, je ne savais pas dessiner, je ne savais pas prendre des photos, donc je me suis dit que j’allais faire des choses avec les techniques simples que je sais utiliser, et un langage est né comme ça.
[…] Il y a des artistes qui cherchent à vendre leur travail, d’autres à ce qu’on parle de ce qu’ils font, d’autres encore à être célèbres grâce à leur production. Mais d’autres artistes essaient, comme moi, de comprendre le monde. Moi je ne le comprends pas, je n’ai pas peur de le dire. Je veux comprendre le monde dans lequel je vis, et chaque projet est une tentative. Je me pose des questions que je partage avec le spectateur, et parfois je m’aventure à proposer des réponses, je fais des spéculations.
Il ne reste que l’espace de la culture où nous avons la liberté de penser un autre monde.
[…] Il ne reste que l’espace de la culture où nous avons la liberté de penser un autre monde, et de créer des modèles pour penser ce monde. C’est pour cela que ce que nous faisons est important.
[…] J’entends parler d’un certain événement, alors j’ouvre Libé et je sais exactement ce qu’ils vont dire. Généralement je ne me trompe pas. Je sais aussi ce que le Monde va dire, idem pour le Figaro, The Guardian, The Independent, le New York Times…
[…] Pour comprendre vraiment ce qu’il s’est passé, lire deux ou trois points de vue suffit. Mais pour comprendre ce que ça signifie, c’est autre chose, et il faut lire beaucoup plus et apprendre à lire entre les lignes. C’est vraiment une grande responsabilité de décider comment interpréter un événement et des faits pour soi-même.
[…] J’ai un site Web qui est très complet, il y a peut-être trente ou quarante projets et on m’en félicite souvent, mais je n’ai pas assez de gens pour le compléter. Effectivement, je devrais avoir toutes les vidéos sur le site… Il y a une manière de le faire, mais je ne sais pas le faire moi-même. Ce n’est pas tant un problème technique, c’est un problème de temps.
[…] J’ai été magicien pendant sept ans quand j’étais jeune, donc pour moi, l’art, c’est magique. J’aime surprendre les gens. Je ne veux pas que toutes ces explications noient l’œuvre d’art.