Abel Ferrara

A l’occasion d’une rétrospective qui lui était consacrée à la Cinémathèque suisse, le réalisateur américain Abel Ferrara a donné une masterclass, où il a été question de cinéma, mais aussi de la vie en général et de comment s’y prendre pour tourner un film, hier et aujourd’hui.

Portrait généré par une IA sous le contrôle de Sara De Brito Faustino
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Propos recueillis par Alexandre Brulé, Matias Carlier, Avril Lehmann
Bachelor Cinéma

Abel FerraraVous m’entendez ? Ok, commençons. D’abord, éteignez ces lumières.
Pourquoi êtes-vous si loin ? J’ai fait le chemin depuis Rome, à 800 miles. Venez ici ! [Toutes les personnes dans la salle se rapprochent pour occuper les premiers rangs]. Est-ce que tout le monde ici est étudiant ? Tous en cinéma ? Non ? Qui sont les étudiants en cinéma ? Levez la main, ne soyez pas timides. Très bien, super.
Donc vous êtes tous du coin, en gros ? Moi, je suis de New York. Je suis né dans le Bronx dans une famille très italienne. Quand j’ai grandi, c’était une situation 100% italienne. Je ne connaissais pas de gens qui n’étaient pas italiens. Quand j’avais 7 ou 8 ans, mon père nous a fait déménager dans une banlieue américaine en dehors de New York. Ça a été un grand choc parce que je venais d’une école catholique, avec que des Italiens. Et tout à coup, je suis le seul Italien avec un groupe d’Américains blancs. C’était une sorte de choc culturel.
Mais mon éducation était en quelque sorte normale, et j’ai commencé à faire des films vers l’âge de 16 ans. C’était avant le Viêt Nam et après l’assassinat de Kennedy. Les années 1960 aux États-Unis, c’était très créatif et ouvert… c’était cool ! Je jouais de la musique, on était tous rock’n’roll. Je ne jouais pas bien, donc j’ai eu la chance de pouvoir faire des films. Le fait de jouer était un gros avantage en tant que réalisateur. Parce que pour nos films, nous utilisons toujours de la musique originale – notre musique – nous n’allons pas acheter des chansons.
Donc à 16 ans, j’ai commencé à faire mon premier film, il y avait des caméras super 8 à l’époque. La première fois que j’ai tourné, j’avais une vision précise de ce que je voulais. Et quand j’ai récupéré les images, j’étais en larmes, vraiment. Parce que j’avais dressé un mur entre ce que je voulais, ce que je voyais et ce que je pensais devoir faire. Donc à 16 ans, je suis assis devant ce petit appareil de montage et je me dis : ce truc est nul, c’est horrible. J’ai juste jeté cette merde. Puis j’ai appelé mes amis. Je n’ai rien laissé s’immiscer dans ce que je voulais faire avec la caméra. Vous comprenez ? Je n’avais pas peur, c’est tout. J’ai appris à écouter rapidement et à ne pas avoir peur. Si tu échoues en faisant ce que tu fais, ils ne te collent pas contre un mur pour te tirer dessus. Et tu ne peux pas échouer quand tu tournes librement, quand tu tournes avec confiance. Ok, donc je finis le lycée, et je suis avec mon petit groupe de personnes qui font des films. Je détestais l’école, j’étais mauvais à l’école. Je ne voulais pas aller à l’université. Mais c’était la guerre du Viêt Nam à l’époque, donc c’était soit l’école, soit le Viêt Nam. Alors je suis allé à l’école, et je savais à 16, 17 ou 18 ans, que je serais cinéaste. Je n’en doutais pas. Vous êtes ici maintenant, vous êtes des cinéastes. Vous comprenez ce que je veux dire ? Vous êtes dans différentes parties de votre art, vous êtes écrivains, peintres, peu importe ce que vous êtes. Croyez-moi, vous n’êtes plus des enfants. Vous êtes à ce moment de votre vie où vous avez fait un choix. Vous devez le vivre.
Alors, c’était quoi l’université ? Une communauté horrible, très bruyante, dans le New Jersey : il n’y avait pas d’école de cinéma mais une formation pour devenir officier de police. On était là, les cheveux en bataille (c’était dans les années 1970) et on manifestait. Les jeunes qui revenaient du Viêt Nam étaient totalement radicaux, fous et toxicomanes. Et ça a commencé. J’ai construit une vie dans la toxicomanie, l’alcoolisme et la réalisation de films. Vous savez ce triangle, qui est comme une Sainte Trinité. Parce que tous mes héros étaient des drogués. Billie Holiday, William Burroughs, Keith Richards… C’étaient mes dieux, des artistes, et pour être un artiste, il fallait être défoncé. Grosse erreur, vraiment. Vous savez, c’est un miracle que je sois encore en vie.

Le film est le plus important des médias. La caméra est l’arme ultime, c’est notre seule défense contre ces putains de fascistes.

Les réalisateurs auxquels je m’identifiais étaient Sam Peckinpah et tous ceux qui avaient affaire avec l’alcoolisme, la rébellion. Donc, venant d’Amérique, maintenant je vois des films étrangers. Et on va tout de suite vers Godard, Pasolini, ou vers des films qui ont l’air d’être faits par des putains de radicaux. Parce que c’est notre position. A l’époque, on ne pouvait pas filmer avec son téléphone, alors que maintenant, on n’a plus d’excuse, on a le matériel. Nous, on avait l’excuse qu’il nous fallait de l’équipement. Tu sais, toutes sortes d’équipements que tu ne pouvais pas acheter, pour faire et monter un film.
Donc je suis à l’école et je me convaincs que je suis un grand cinéaste. Avec une attitude vraiment désagréable. A 22 ans, ce qui est déjà vieux, je ne peux pas apprendre. C’est un grand regret pour moi, car j’étais dans un endroit avec beaucoup de grands professeurs et de grands réalisateurs. Elia Kazan est venu, et mon attitude envers lui a été… il ne peut rien m’enseigner. Donc l’école est un putain d’espace important où il faut être. Tu es à l’âge où tu dois accéder aux informations avec un esprit clair. Si tu te demandes pourquoi tu es à l’école, tu vas à l’encontre du but recherché, tu ne te donnes pas à 100% à l’opportunité. Polanski a parlé de ça. Sa grande éducation, c’est d’être assis à l’école, de parler avec ses camarades. C’est son souvenir, il me le disait il n’y a pas longtemps. Il parle de quelque chose qui s’est passé il y a soixante ans, mais c’est très présent. Le pouvoir du partage de la connaissance en essayant de faire un film ensemble. Écoutez ceci, c’est une grande citation de Pasolini : « Il faut 45 minutes pour apprendre tout ce que tu dois savoir en tant que grand réalisateur. » Ok, c’est un génie. Je ne le suis pas. Tu comprends ce dont il parle. Il n’y a pas de grand mystère. Ne t’accroche à rien qui puisse t’empêcher d’exprimer ta putain de vision du monde.
Le film est le plus important des médias. La caméra est l’arme ultime, c’est notre seule défense contre ces putains de fascistes. C’est notre seul moyen de les combattre, avec la bombe anti-nucléaire. Vous savez que je suis bouddhiste. On n’est pas tous pareils sur cette planète. Ton individualité doit s’exprimer. Certains d’entre nous le font ; vous, ici, comme moi. Vous êtes des artistes. Vous exprimez votre point de vue, qui n’est que le vôtre. Vous devez y croire. Vous devez croire en votre truc. Pas d’une manière arrogante. Ou peut-être que si, d’une manière arrogante ! On s’en fout ! Soyez arrogants ! Mieux vaut être arrogant que d’avoir peur.

Question du publicSi je pense à Bad Lieutenant ou King of New York, comment faites-vous pour écrire une ville, comme Paul Schrader le fait si bien avec Taxi Driver ?

Abel FerraraOk, nous allons parler de l’écriture d’un scénario. Je vais faire un film sur Padre Pio, qui est un type incroyable. Shia LaBeouf va jouer le rôle parce qu’il a des tas de problèmes. Il s’est mis dans un tel pétrin qu’il a besoin d’une sorte de conversion. Voilà ce que j’ai fait. D’abord, on a fait un documentaire. On a pris la caméra, on s’est bougés le cul à Rome et on est allés dans la ville où il est né, en Campanie. On a rencontré les gens, on leur a parlé et on a filmé ; on a filmé le lit sur lequel il dormait. Et puis on est allés là où il a eu ses stigmates, à San Giovanni Rotondo. Là-bas, c’est comme le Far West de l’Italie, l’endroit le plus fou que vous ayez visité dans votre vie. Ça se passe il y a cent ans, et au moment où il a ses stigmates, il y a une bataille politique en ville. La première fois que la gauche et la droite s’affrontent vraiment.
 
Comme ce qui s’est passé dans mon pays, à Washington DC, en janvier 2021. La gauche a gagné les élections, la droite a dit c’est des conneries, on s’en fout des élections. Ils sont arrivés en fin d’après-midi, onze personnes dans cette ville, des gens de gauche, des fermiers, des femmes, des filles qui étaient enceintes. Tous abattus. Et tous abattus dans le dos pour que ce soit encore plus doux. C’est le sujet de mon film. Au moment de ce meurtre, Padre Pio avait le sang qui lui sortait des mains. Que ce soit vraiment arrivé, qu’il l’ait imaginé, qu’il ait pris du sang d’âne et qu’il s’en soit mis sur les mains, j’en ai rien à foutre. Parce que la passion de cet acte, c’est ça qui est intéressant. Donc, revenons au processus : nous tournons le documentaire de Padre Pio petit garçon à Padre Pio qui meurt.
 
Nous écrivons ensuite un scénario avec Maurizio Braucci, un poète qui va dans les prisons et monte des pièces de théâtre. C’est un maniaque napolitain, un mec cool. Il est l’opposé de moi, il ne se met jamais en colère. Quand je travaille avec des gens, c’est qu’ils ont ce que je veux. Et ce que je veux, c’est ce calme, cette fraîcheur que je n’ai pas. Je crie et je me bats avec lui, je panique et il est tout simplement cool. Il a écrit Gomorra avec Saviano, il écrit des romans. C’est pas un scénariste au jour le jour, mais il a gagné le prix du meilleur scénario, le truc à Berlin… l’Ours !
 
Il a écrit le scénario de Pasolini avec moi, et n’importe quelle semaine de la vie de Pasolini peut faire le meilleur film que vous ayez jamais vu. Avec Padre Pio, on prend juste le moment de ce massacre, ce putain de bouleversement politique. On s’assoit et on écrit des scènes. Je n’essaie pas d’écrire le film parfait. On écrit tout ce qui nous vient à l’esprit. On prend une route, on est libres. On écrit. Vous savez que vous êtes au moment le plus créatif du film quand vous imaginez ce que vous pourriez faire. D’accord ? Alors, ne commencez pas avec : comment écrire un scénario ? Ou est-ce une bonne structure ? Posez juste vos idées comme vous le voulez et laissez-les aller !

Le prix pour un film vraiment cool, c’est le sang!

Question du publicN’est-ce pas plus facile pour vous, maintenant que vous avez une sorte de statut, d’avoir une idée et de penser je vais faire ça et les gens vont me suivre dans mon projet ?

Abel FerraraCe n’est pas du tout comme ça ! On vient du monde ouvrier, on est des gars indépendants. Nous nous sommes mis tout le monde à dos, comme je l’ai dit à la femme qui a trouvé quatre millions de dollars pour nous la dernière fois. Elle ne va pas travailler avec nous et je ne lui en veux pas. Je veux dire, nous ne travaillons jamais deux fois avec les mêmes producteurs. Parce qu’ils veulent produire sans dépasser le budget. Mais le prix pour un film vraiment cool, c’est le sang. C’est le putain de prix. J’ai trois filles, mec. Grâce à Dieu, aucune d’elles ne travaille dans le cinéma. C’est la dernière chose que je recommanderais à quiconque. Mais c’est une addiction, vous savez. Vous n’avez pas le choix, sinon vous ne seriez pas ici à écouter. Il n’y a pas de retour en arrière, on ne peut pas arrêter. Vous avez 25 ans, j’aimerais avoir 25 ans. Les gens ont vu mon boulot, maintenant ils veulent voir la suite. Vous êtes à la place du conducteur, les gars… Mais en même temps, je ne vais pas me dire oh mon Dieu, si vieux ! Je suis un homme blanc, oh mon Dieu, je ne trouverai jamais de travail ! Non ! Allez vous faire foutre ! Je vais faire mon prochain film, okay ? Avec la même passion que quand j’avais 16 ans. C’est tout ce que j’ai. Ça ne vous quittera jamais. C’est ce qui est beau et c’est ce qui rend tout ça si sacré, mon frère.

Question du publicLorsqu’on est jeune et qu’on commence dans le cinéma, comment fait-on pour ne pas se laisser influencer et trouver sa propre singularité ?

En lâchant prise. Vous allez voir des films, vous allez être affectés par eux – surtout quand vous êtes jeune – et vous ne pouvez pas laisser quelque chose vous paralyser. J’étais encore à l’école et je suis allé à New York ; j’ai garé la voiture, c’était un dimanche. C’était un jour de pluie, je suis seul et quelqu’un me dit tu dois aller voir un film qui s’appelle Mean Streets. Tu es italien, tu vas comprendre. Je ne connaissais pas le réalisateur et je me suis dit aussi bon que cela puisse être, je suis probablement meilleur. Et je suis allé voir Mean Streets. Et je suis sorti abasourdi. J’entendais cette musique, je regardais et pensais putain ! comment ils font ça ? Je rentre chez moi et je me dis je ne peux probablement pas le faire maintenant, je ne peux pas ; mais ça ne va pas me paralyser, je vais trouver comment aller de l’avant. Et des années plus tard, alors que j’ai toujours une haute perception de moi-même et de mes films, je vais au cinéma et je vois un film de Kurosawa, et je me dis encore putain ! comment il fait ça ? Et en plus cet homme n’a pas d’ego, c’est le plus humble.
Mais encore une fois, ça ne doit pas vous paralyser. C’est juste un autre gars, avec une autre vision. Ne vous dites pas ce film est plus grand ou meilleur, dites-vous juste qu’il a un but et une intention. L’intention doit être pure. Si votre intention est pure, votre travail suivra. Et il n’y aura pas de compétition. Vous avez les gens autour de vous et vous avez votre propre âme. Le truc, c’est que c’est maintenant que vous devez mettre votre jeu en place, car si vous attendez de sortir de l’école, alors vous êtes vraiment baisés. Vous devez avoir cette mentalité, peu importe si vous êtes à l’école ou si vous êtes hors de l’école.